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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/322

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le soir « fiévreux, les membres fatigués et l’esprit en tumulte. » Jouer, c’est déjà pour lui entrer en communion avec la nature. Un soir, revenant à Hawksead au galop de son cheval, il lui semble qu’il sent la présence du paisible Esprit répandu dans l’air du soir, de cet Esprit qui va devenir le genius de sa poésie :


And that still spirit shed from evening air.


D’autres fois, c’est une course en bateau sur le lac d’Esthwaite, au cours de laquelle l’enfant est victime de quelque étrange hallucination, ou une partie de patinage, durant laquelle il jouit éperdument de l’aspect mystérieux des choses environnantes. Comme l’a remarqué encore M. Legouis, il y a aussi dans les Confidences de Lamartine une scène de patinage ; mais les impressions des deux poètes sont bien différentes. L’un songe surtout à la beauté de son propre corps et de ses mouvemens : il jouit avant tout de sentir qu’il triomphe par son adresse de la nature ; c’est un lutteur, un vainqueur que sa victoire enivre. L’autre se plaît au contraire à s’absorber dans cette nature, à se fondre en elle : c’est un solitaire, un contemplatif ; c’est l’enfant qui, revenant un soir sur son lac au son d’une flûte lointaine, laisse échapper ce cri : « Oh ! alors ! l’eau calme et comme morte s’étendit sur mon esprit avec le poids d’un plaisir, et le ciel que je n’avais jamais vu si beau descendit dans mon cœur et me tint comme un rêve. »

L’enfance de Wordsworth, malgré de graves revers de fortune et la perte prématurée de ses parens, a donc été heureuse. Il y a puisé, ce n’est pas trop de le dire, une réserve de joie pour la vie entière, et, quand il a voulu édifier plus tard une philosophie du bonheur, il n’a eu qu’à se reporter aux années bénies où le bonheur débordait spontanément en lui. Comme pour notre contemporain Pierre Loti, dont les souvenirs offrent ici avec les siens plus d’une analogie, — l’enfance a été pour lui le point lumineux de l’existence.

Son apprentissage de la vie commence à l’Université. Sortant de son collège, il n’a nulle vocation. En fait, il n’en aura jamais, au sens vulgaire du mot. Toujours il se refusera, malgré les exhortations de ses tuteurs, à prendre un métier. Mais, comme l’Université mène à la fois au barreau, au professorat, aux ordres sacrés, on l’y envoie, pour lui donner le temps de se décider. Il passe sur ce « perchoir de la vie sédentaire », comme il dit ironiquement, quelques années assez peu fécondes. Cambridge, où il étudiait, était la citadelle de l’anglicanisme : on y fabriquait, suivant la formule authentique, des théologiens patentés, qui, en attendant leur brevet, menaient joyeuse vie. Déjà le délicat poète Gray gémissait de les voir mettre sur leur tête, en