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s’exhale de la joie », ce n’a pas été sans lutte ni sans défaillance. Au milieu des plus rudes épreuves imposées à ses convictions politiques, par exemple au moment de l’invasion de la Suisse par la France, en 1798, il a cru fermement en l’avenir, et la Terreur même ne l’a pas détourné de sa confiance inébranlable en la bonté de la vie. Par-là, il est resté l’homme du XVIIIe siècle, de ce siècle qui a tout espéré de l’excellence de notre nature. Seulement, tandis que les hommes du XVIIIe siècle attendaient le progrès du libre jeu des institutions humaines issues de la raison, Wordsworth comptait uniquement sur ce que Coleridge appelait « l’harmonieuse et puissante voix de l’âme » et « la douce voix de la joie. » Idée aventureuse et paradoxale, défi audacieux aux souffrances aiguës du siècle, mais dont les conséquences ne l’ont jamais fait reculer.

La première de ces conséquences, c’est que la poésie, ayant pour objet de produire de « la joie », est « une reconnaissance de la beauté de l’univers. » Le signe qu’une œuvre d’art est bonne, c’est qu’elle rend heureux. Oui, ce contemporain de René et d’Obermann, d’Adolphe et de Jacopo Ortis a osé, suivant la jolie expression de son biographe, « enrôler toute la nature au service de l’optimisme. » En face d’un siècle qui a fait des miracles d’ingéniosité pour imposer aux hommes le dogme de la désespérance, il n’a pas rougi de se dire effrontément heureux. Il n’a pas craint d’avouer que « c’est par le pouvoir profond de la joie que nous voyons jusque dans la vie des choses. » Et ce n’est pas pour avoir fermé les yeux à la réalité qu’il a compris ce pouvoir souverain de la joie. Non ! C’est du jour où il a regardé la réalité en face qu’il a senti que le bonheur est la loi intime de l’être. Sa doctrine n’est pas une aventure de sa pensée. C’est une conviction laborieusement conquise, au prix de mille efforts, par le contemporain d’une des époques de l’histoire qui ont engendré le plus de tristesses.

Wordsworth sentait bien cette contradiction apparente entre sa doctrine et son temps. Mais il écrivait fièrement à lady Beaumont : « Ne vous mettez pas en peine de la réception actuelle de mes poèmes. Qu’est cela auprès de la destinée que je prévois pour eux ?… J’ai confiance qu’ils accompliront fidèlement leur office, longtemps après que nous (c’est-à-dire, tout ce qui est mortel en nous), nous serons tombés en poussière dans notre tombeau. » Et il ne se trompait pas. Vingt ans après qu’il traçait ces lignes, un jeune philosophe, rongé par l’abus de l’analyse, retrouvait dans la lecture de Wordsworth « la joie du cœur », et « une révélation des sources éternelles du bonheur, quand les plus grands