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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/348

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autoritaire s’est mis en colère, et la causerie s’est réglée dans le vague menuet des répliques connues, violentes ou légères, habituelles et fades. Les uns, prenant parti dans l’affaire du jour pour le diffamateur, ont gémi sur la corruption de l’époque. D’autres ont prétendu que la moralité publique ne varie guère d’un temps à un autre, qu’il faut pourtant être gouvernés, et que nul régime politique ne résisterait aux furieux assauts de la diffamation moderne… Des propos contradictoires se sont ainsi longtemps échangés, quand tout à coup, sur un point, l’entente s’est miraculeusement faite ! Quelqu’un, qui parlait de réformes possibles, a prononcé le mot de jury ; aussitôt tous les combattans ont à la fois haussé les épaules, et se sont écriés, dans un tumulte d’unanimité : « Quelles réformes tenter tant que le jury jugera la Presse ? Il n’y a rien à faire avec le jury ! »

Rien à faire avec le jury juge des délits de Presse ! C’est le refrain qu’on entend dans tous les milieux et dans tous les partis. Même ceux qui bénéficient de l’indulgence des douze juges-citoyens les raillent. De l’avis presque unanime, la compétence du jury en matière de presse « est avec la garde nationale, comme le dit M. Thureau-Dangin, une des illusions du parti libéral. » Et n’est-ce pas là, vraiment, une conclusion mélancolique aux luttes de tout ce siècle ?

Combien de fois, depuis cent ans, a-t-on durement combattu pour conquérir, avec les libertés publiques, ce jugement par jurés qui semblait leur garantie suprême ! Des régimes se sont écroulés pour avoir refusé à la Presse, au pays qui le réclamait pour elle, ce mode de juridiction ; d’autres se sont édifiés en l’adoptant, et maintes fois il a semblé que les destinées et le bonheur de ce peuple fussent liés à la question de savoir si les journalistes seraient jugés ou non par douze citoyens. La Constituante la première avait confié le jugement de la Presse au jury. Après le long silence de l’Empire, dès que le parti libéral put relever la tête, il imposa à Napoléon lui-même, au retour de l’île d’Elbe, la liberté de la Presse et son jugement par jury ; cet article figura dans l’Acte additionnel.

Depuis lors chaque victoire de l’esprit libéral ou de l’esprit rétrograde devait être marquée par l’abandon ou la conquête de cette juridiction populaire, semblable à une forteresse sans cesse prise et reprise par deux partis acharnés. Pour ce jury, qui excite aujourd’hui des sourires ironiques, de pauvres gens, soldats ou émeutiers, se sont fait casser la tête en maintes sanglantes journées… Et combien les engagemens ont été nombreux ! Combien de fois la Presse s’est-elle vue ballottée du régime de la Bastille à celui de l’impunité !