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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/358

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VI

Mais, dira-t-on, à quoi tient cette déviation du débat ? Pourquoi ceux qui sont chargés de le diriger ne parviennent-ils que rarement à accomplir leur tâche ? Là est le nœud de la question en ce qui concerne l’audience. Dans ces procès de presse plus que dans tous les autres, point de justice possible sans une magistrature forte et indépendante, sans la délégation à un arbitre respecté et redouté de tous des pouvoirs que la loi ne peut régler d’avance, et qu’il s’agit de préciser dans chaque espèce. Or, en telle matière, possédons-nous toujours cet arbitre sévère, constamment obéi ?

Qui serait surpris que la peur de la presse, ce sentiment moderne qui glace les plus forts, ne parvînt quelquefois à paralyser sur son siège un magistrat d’ailleurs très courageux ?

Ce président d’Assises n’a pas tremblé devant les menaces anarchistes, il a prouvé très simplement alors sa bravoure professionnelle. Aujourd’hui le voilà paralysé, inerte. Il assiste sans mot dire aux scènes tour à tour violentes et ridicules que ce débat sans maître déroule devant lui. Que craint-il donc ? Il doit bien comme homme public se soumettre à la critique, à la censure la plus attentive dans l’exercice de ses fonctions. Mais ce n’est pas la crainte d’une telle censure qui pourrait l’arrêter. Ce qui effraie le plus brave, c’est l’insulte personnelle qui le menace et qui le guette, qui l’atteindra demain dans son existence privée, dans ses affections de famille. Car tel journal qui s’indigne quand la justice criminelle invoque les antécédens d’un accusé, publiera tous les racontars sur l’hérédité, les tares familiales de ceux qui administrent, jugent, gouvernent le pays. Si dénuée de fondemens que puisse être la calomnie, elle aura toujours quelque effet, car il est malheureusement trop vrai, comme le disait Rœderer, que si « en Angleterre l’injure intéresse quelquefois en faveur de celui qui la reçoit, en France elle avilit toujours celui qui la souffre. »

Souffrir l’injure, ou bien faire un procès qui conduit à un débat semblable à celui qui se déroule sous nos yeux : telle est l’alternative qui s’offre trop souvent en France aux fonctionnaires de tous ordres. Le président d’Assises reste donc muet et sourd, et dans ce singulier procès, où le plaignant est accusé, où les coupables restent gaîment dans la coulisse, où l’accusé officiel est un jouet et un fantoche, où le juge des faits est caressé, menacé et circonvenu de toutes manières, où le juge du droit sait par avance qu’il sera traîné aux gémonies, qui donc guidera