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saurait conclure de tels chiffres[1] que nos jurés contemporains soient enclins à ces acquittemens systématiques que d’autres temps[2], d’autres régimes ont connus. Qu’on veuille bien songer aux jurés de 1831 ; à la Tribune 111 fois poursuivie et 91 fois acquittée ; à houret, gérant de la Révolution, 30 fois pour suivi et 22 fois acquitté, à Degouve-Denuncques, rédacteur du Progrès du Pas-de-Calais 24 fois poursuivi et 24 fois acquitté ; à Evariste Gallois envoyé à la Cour d’Assises pour avoir brandi un poignard en s’écriant : « A Louis-Philippe, s’il trahit ! », et acquitté triomphalement ! Ces temps ne sont plus, quoi qu’on en puisse dire ; et il n’est pas paradoxal d’affirmer que, lentement, le jury fait son éducation. En tout cas, il faut convenir que dans ces quinze dernières années, malgré les conditions si défavorables dans lesquelles il a fonctionné, il n’a pas commis de fautes assez graves pour mériter sa condamnation.


VIII

Nous venons de montrer, dans la matière du délit de presse devant le jury, le fonctionnement de la loi actuelle. Comment l’améliorer ? Avant de répondre à cette question, examinons les opinions de ceux qui, renonçant à organiser le jury, entendent d’ores et déjà le destituer de ses fonctions de juge de la presse.

Voici d’abord aux yeux de ses partisans une doctrine qui, pour juger la presse, n’admet ni le jury ni aucun autre tribunal, par l’excellent motif qu’il n’y a point de délits de presse. C’est l’école de l’impunité, qui possède quelques bons argumens et des maîtres illustres. « Toutes lois sur les délits de presse sont et demeurent abrogées », telle est la proposition de loi à laquelle aboutit en

  1. Pour être complet et sincère, il convient d’observer que la dernière statistique criminelle parue, celle qui est relative à l’année 1893, a donné lieu, dans le rapport officiel, à l’observation suivante : « Les poursuites pour délits politiques et de presse, qui avaient suivi une progression ascendante de 1888 à 1892 (de 36 à 92 prévenus), sont entrés dans une voie décroissante en 1893 (67 prévenus) et la proportion des acquittemens, qui était de 30 pour 100, a beaucoup augmenté ; elle a été, en 1893, de 50 pour 100. » Ajoutons que ces constatations ne sont nullement décisives pour savoir si le raffermissement dans la répression qui s’est dessiné de 1888 à 1892 tenait ou non à des causes passagères, car elles portent sur une année seulement ; il faut attendre, pour pouvoir en juger, les résultats d’une nouvelle période quinquennale.
  2. Et d’autres pays, notamment l’Angleterre… A Londres, vers 1771, les jurés étaient dans un tel état d’esprit qu’on ne pouvait obtenir d’eux une condamnation en matière de presse. Lecky et tous les historiens nous disent que la licence de la presse était alors extraordinaire. « Aucun rang, aucune vertu publique ou privée ne mettait à l’abri des plus honteuses attaques… » et les magistrats, lord Mansfield par exemple, se gardaient bien de traduire leurs diffamateurs devant le jury, de peur d’acquittement… Est-ce que les Anglais ont songé à enlever au jury la connaissance des délits de presse ?