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cette idée s’était modifiée, et, il faut le reconnaître, tout à son avantage : c’est qu’elle y avait trouvé la tragédie française à son apogée. Ressusciter une œuvre morte depuis deux mille ans, cette tâche ne pouvait tenter une nation qui venait d’assister à l’éclosion d’un art dramatique que beaucoup de ses contemporains jugeaient supérieur à l’art grec. De là l’évolution différente que subit l’opéra dans chacun des deux pays. Tandis qu’en Italie, où les dramaturges remarquables faisaient défaut, la préoccupation historique, artificielle et de surface, se subordonnait peu à peu à un intérêt exclusif pour la virtuosité du chant, en France, bien au contraire, les exigences littéraires, nées du goût public et du talent des poètes, devaient arrêter toute dégénérescence de ce genre, et pour le cas où elle serait venue à se produire, au moins assurer d’avance une réaction. — Que les grands compositeurs français, les Rameau, les Grétry, les Méhul fissent des opéras-comiques ou des opéras tragiques, il n’importe, tous voulurent et cherchèrent la beauté dans l’œuvre dramatique comme telle. Voilà le point de contact entre eux et Richard Wagner.

Seulement, fidèle en ce point à ses origines, cet opéra français ne devait ni ne pouvait renier cette idée, venue primitivement de Florence : que la musique est uniquement l’auxiliaire destiné à rehausser l’éclat du poème. Le poème reste la base de l’œuvre, et la musique s’y surajoute, comme le costume et le décor s’ajoutent à l’action, afin de rendre l’impression totale plus intense. Glück, le plus grand parmi les compositeurs de cette école, en a résumé les aspirations dans ces mots si concis : « Je crus que la musique devait ajouter à la poésie. » Or, si l’on cherchait une brève formule pour exprimer diamétralement le contraire de ce qu’enseigne Wagner, on ne saurait trouver mieux que cette parole de Gluck. Wagner nie que la musique puisse rien « ajouter » à un beau vers. Il affirme qu’elle le dissèque, le démembre, et, en un mot, le fait disparaître en tant que vers. Selon lui, l’opéra français, quelques chefs-d’œuvre qu’il ait produits, n’en repose pas moins sur une fiction, car c’en est une que de croire que la musique puisse se surajouter à l’expression poétique. Aussi, la base du drame wagnérien n’est-elle plus la parole, mais bien la musique elle-même. Loin de rêver je ne sais quel perfectionnement des tragédies d’un Racine, d’un Calderon, d’un Shakspeare ou d’un Schiller, en en chantant le texte et en l’accompagnant d’une symphonie, si Wagner, lui, écrit des drames, c’est que la musique ne peut atteindre à la plénitude de sa puissance expressive que lorsque l’action visible se marie au monde invisible d’émotions et de passions qui est son domaine. La musique, ce dernier né des arts, qui ne possède sa pleine virilité que depuis Beethoven,