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vienne donc à naître en France, on peut être certain qu’il n’imiterait pas l’art allemand. L’art de Wagner exercerait sur lui une influence, peut-être même une très grande influence, mais l’impression qu’il en recevrait serait du même ordre que celle que Wagner lui-même a reçue du théâtre grec.

Peut-être est-ce ici l’endroit de citer l’opinion de Wagner, qui remarque, dans Opéra et Drame, que : « le Français n’est pas constitué de façon à pouvoir exprimer son émotion entière dans le langage de la musique. » En effet, une des choses qui nous frappent le plus, nous autres Germains, dans la poésie dramatique française, c’est la prédominance du raisonnement : c’est à coups d’argumens que l’action avance dans la tragédie classique, et plus d’un héros de Corneille ferait un brillant avocat. Et Wagner, voyant là, non point la tournure individuelle d’esprit de tel ou tel auteur, mais le génie d’une race, en conclut que le drame français n’ira jamais sans une forte dose de logique, ce qui implique, pour la musique, l’impossibilité d’y jouer le rôle prédominant. « La musique française, disait déjà Voltaire dans son Siècle de Louis XIV, ne sera toujours propre que pour les seuls Français. » Comment, dans ces conditions, le drame wagnérien pourrait-il faire école en France, ou même y trouver des imitateurs ?

En revanche, la véritable influence que Wagner peut et doit exercer en France commence déjà, ce me semble, à s’y faire sentir. Il est, certes, le plus brillant capitaine de cette élite qui, peu à peu, se recrute et entre en ligne, pour défendre l’héritage d’idéal artistique que nous ont légué nos aïeux. Conserver l’art antique dans nos musées, c’est bien : mais faire de l’art comme en faisaient les anciens, c’est mieux. De même, garder en nos cœurs l’idéal de nos pères, certes, a sa valeur, mais mieux vaut encore le faire revivre dans des œuvres palpitantes de jeunesse et de force ! En grossissant le trésor de l’humanité d’œuvres idéalement belles, belles de cette beauté classique qui seule défie les siècles, en les créant surtout dans le siècle de la vapeur, du militarisme effréné, et du dégoût de la vie, Wagner fut plus qu’un grand poète, qu’un grand compositeur. Il fut, en vérité, un grand homme ; et, son influence grandira au fur et à mesure que son génie s’imposera davantage au respect des nations. On ne saurait isoler l’artiste du penseur ; or Wagner nous a laissé, outre ses drames, de nombreux écrits, et dans tous ces écrits il a stigmatisé le matérialisme, dénoncé l’État moderne, comme « la négation complète du christianisme » ; il s’est élevé contre l’arrogance de la science, contre la turpitude de l’argent ; et n’a cessé, enfin, de proclamer