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et l’on commence à faire fuir les grands propriétaires qui ont fait jusqu’à présent la prospérité des colonies ; par contre-coup, on a atteint ces sans-travail mêmes qu’on voulait soulager. Un grand capitaliste ne me disait-il pas à Wellington, en Nouvelle-Zélande, qu’il avait renoncé à faire exécuter, dans une de ses propriétés, des travaux de drainage susceptibles d’occuper plus de cent hommes pendant plusieurs semaines, parce qu’on allait prochainement l’exproprier pour répartir son domaine en un grand nombre de petits lots ?


IV

Tout en s’efforçant d’en diminuer le nombre, les gouvernemens australasiens n’ont pas négligé de s’occuper des ouvriers des villes. Ceux-ci avaient cependant veillé à leurs intérêts d’eux-mêmes, et les métiers où la journée de huit heures n’est pas en usage sont rares. N’ayant pas légiféré à ce sujet, les gouvernemens ont du moins donné une consécration légale à la fête annuelle que les Trade-Unions célèbrent en l’honneur de la journée de travail « normale ». Cette fête n’a pas lieu en Australie le 1er mai, ni à la même date dans toutes les colonies. J’y assistai à Sydney le 7 octobre 1895. Tous les établissemens officiels étaient fermés ce jour-là, même les bureaux de poste à partir de 9 heures du matin ; les boutiques l’étaient également. C’était du reste une véritable fête, non une journée de manifestations. Le trait le plus caractéristique en fut la procession des syndicats, dans George Street, la grande artère de la ville : une interminable série d’énormes panneaux de toile, portés par douze hommes, couverts de figures allégoriques, avec les noms des corps de métier et des inscriptions de circonstance : « Huit heures de travail, de loisirs, de repos » ; — « Unis nous tenons ferme, divisés nous tombons » ; — « Unis pour protester, non pour nuire » (ceci pour les métiers qui n’avaient pas encore obtenu la journée de huit heures). Quelques chars aussi, avec tableaux vivans symboliques ; en tête l’un des principaux chefs des syndicats, assez mal à son aise sur un cheval, précédé de trois personnages accoutrés en gendarmes ; de place en place, d’autres chefs, ceints d’écharpes et d’insignes divers. L’ensemble était loin de valoir les cortèges du même genre en Europe ou en Amérique ; mais en ce pays sans armée, où l’on ne voit jamais d’uniformes, où les parades sont rares, beaucoup de monde se pressait au passage du cortège ; les enfans le précédaient ou l’accompagnaient comme ils font chez nous des troupes. La foule, très calme comme en tout pays anglo-saxon,