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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/670

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sans une mémoire tenace et précise des formes et des couleurs. On le voit, l’imagination, si prestigieuse ou si sublime qu’elle nous paraisse — l’imagination d’un Montaigne ou d’un Hugo si l’on veut — n’est, à parler franc, qu’une bonne mémoire.

Le don de l’inspiration est aussi un de ceux dont les hommes s’émerveillent le plus. L’inspiration a toujours paru un état presque surnaturel ; c’est à un dieu, à un génie, à une muse qu’on l’attribue. Regardons-y de plus près. Qu’est-ce que l’inspiration ? C’est la montée facile, large et puissante des idées ; c’est une palpitation de tout l’être, ivre de pensée lumineuse et de vision précise ; c’est une réflexion, non plus lente, froide, laborieuse, mais une réflexion ardente, une réflexion passionnée ; c’est un enthousiasme à la fois créateur et clairvoyant ; c’est la joie de la fécondité et l’ivresse de la lumière. Or qu’est-ce que tout cela, sinon une excitation heureuse de la mémoire et un jeu parfait des souvenirs ? Songez que, partout et toujours, c’est la mémoire qui nous fournit les idées ; toutes celles qui jaillissent à notre esprit quand nous méditons, quand nous parlons, quand nous écrivons, c’est de la mémoire qu’elles jaillissent ; le ressort de « l’association des idées » les ramène des régions obscures où elles dormaient ; c’est l’évocation des souvenirs, plus ou moins capricieuse, plus ou moins féconde, qui fait la verve, l’esprit, le talent, le génie. Sans doute il faut autre chose : la mémoire nous présente les souvenirs pêle-mêle ; il y en a qui conviennent, d’autres qui ne conviennent pas ; il faut donc une faculté spéciale de choix, de triage, « de sélection », et cette faculté est la raison. Mais il n’en est pas moins vrai que la raison ne travaille pas à vide, qu’il lui faut des matériaux, et que ces matériaux sont presque toujours des souvenirs. Qu’est-ce que « l’esprit », si ce n’est un pétillement de souvenirs à la fois surprenans et opportuns, imprévus et attendus, étranges et naturels ? Qu’est-ce que le talent — d’un écrivain par exemple, — si ce n’est avant tout une mémoire capable de fournir au bon moment toutes les idées qui conviennent au sujet, et tous les mots et tous les tours qui conviennent à ces idées ? Qu’est-ce même que le génie ? qu’est-ce que la découverte sublime d’un Newton ou d’un Darwin, si ce n’est encore un souvenir qui jaillit du fond de la mémoire et qui ouvre alors à l’esprit des perspectives infinies ? C’est donc la richesse et la docilité de notre mémoire qui font notre valeur intellectuelle ; mais, trop peu psychologues en général, et dupes avant tout des phrases toutes faites, nous ne nous en doutons pas. Et pourtant, sous les noms prestigieux d’inspiration, de génie, de muse, etc., c’est peut-être tout simplement la mémoire qu’il faut voir. Cette puissance capricieuse qui s’agite chez les grands