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en bride, le gouvernait, l’avertissait sans cesse que les opérations les plus glorieuses sont des crimes lorsqu’elles ne sont pas nécessaires ou vraiment utiles : « A Zurich j’ai rarement laissé mourir un septhémique et un pyohémique sans les avoir amputés ; je m’en faisais un devoir ; aujourd’hui je laisse ces pauvres gens s’en aller tranquillement dans l’autre monde avec leurs quatre extrémités, parce que je sais que je ne puis rien pour eux. Je m’imaginais jadis pouvoir contraindre les gens à vivre ; désormais je suis plus résigné à cet égard. »

On admire, en lisant ses lettres, le courage de son esprit, sa sincérité vraiment héroïque. D’autres s’appliquent à dissimuler ou à pallier leurs fautes ; il sentait le besoin de révéler les siennes, de les publier sur les toits. D’autres cachent soigneusement leurs morts, ou tout au moins ils n’en parlent et n’y pensent jamais. Billroth pensait beaucoup aux siens ; il les comptait et en quelque sorte il les déterrait pour les interroger.

Il se plaignait que la plupart des chirurgiens marchassent à tâtons dans les ténèbres ; quant à lui, il voulait se rendre un compte exact du résultat de ses opérations, savoir ce qu’étaient devenus ses opérés, particulièrement ceux qui étaient atteints de tumeurs et de maladies des os ou des articulations. A Zurich, en 1866, on le voit se livrer avec acharnement à ce travail de statistique funèbre, travail très prosaïque, dit-il lui-même. Il met en ordre ses trois mille cinq cents histoires de malades, et il se procure les informations qui lui manquent en expédiant plus de deux cents lettres à des pasteurs de village. Il consacre à cette enquête la plus grande partie de l’été. A Vienne, en 1877, il recommence. Le cas est compliqué ; il doit s’adresser aux autorités, aux curés, aux rabbins, les interroger dans toutes les langues qui se parlent en Autriche. On lui répond souvent que le patient en question n’est plus de ce monde, que le bistouri travailla vainement : « Que nous sommes mal renseignés, disait-il. Que les maladies chroniques sont trompeuses ! que d’illusions tombent ! »

Mais, je l’ai dit, il n’avait pas besoin d’illusions pour croire et pour aimer. Il se convainc de plus en plus que son art est imparfait et faillible, et que le monde est plein d’incurables. Il ne se décourage point. Il ne dit pas comme Danton : « De l’audace et toujours de l’audace ! » Mais il apprend à discerner les cas où les sages s’abstiennent et les cas où il faut oser ; tout en poursuivant sa mélancolique enquête, il opère une fistule de l’estomac et obtient une guérison définitive. Les Grecs distinguaient deux genres d’enthousiasme, l’exaltation lumineuse dont Apollon, souverain de Delphes, a le secret, et ces inspirations plus troubles que Dionysos, inventeur de la vigne, dispense à ses favoris. Billroth se vantait d’avoir connu tour à tour ces deux sortes d’ivresse, celle qui fortifie la raison et celle qui l’obscurcit. Quoi qu’il en pût dire, il était de la race des apolliniens, il avait fait son