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mains d’un homme de premier ordre, Jean Le Vacher, que saint Vincent de Paul lui avait donné comme auxiliaire le 22 novembre de l’année précédente et qui avait déjà fait ses preuves. Jean Le Vacher avait 28 ans, lorsque saint Vincent de Paul le désigna pour le poste de Tunis (1G48). Arrivé à Marseille au couvent de Saint-Lazare qui servait de procure, c’est-à-dire d’économat, aux maisons d’outre-mer, il tomba sérieusement malade. Le supérieur, inquiet de sa mine chétive, écrivit à saint Vincent pour lui exprimer ses craintes sur les aptitudes physiques du missionnaire.

Voici la réponse qu’il reçut du saint homme :


Si votre malade est trop faible pour aller à pied jusqu’au navire, il faut l’y porter. Et quand il aura fait quelque chemin sur l’eau, s’il ne peut supporter la mer, qu’on le jette dedans !


Parole d’une rudesse étonnante chez un prêtre dont le cœur était si tendre d’ordinaire, mais qui s’explique pourtant par la haute idée que le jeune Lazariste avait su donner de son ressort et de son énergie morale. Tel est l’homme qui succéda à L. Guérin.

Il continua à agir dans le même esprit, multipliant les secours de sa parole et de l’office divin, soulageant les misères du corps et de l’aine, volant au-devant des captifs nouveaux venus pour les avertir des pièges tendus, et portant des vivres aux galériens en partance à Bizerte, au Cap-Negro, à Sidi-Regeppe. Bref, il avait fait la conquête de tous les cœurs, des esclaves, des marchands, et même des corsaires. Le bey, frappé d’admiration par tant de vertu, lui dit un jour : « En vérité, tu gagneras le ciel par tant d’aumônes ! » Mais Jean, loin de s’enorgueillir, de répondre : « Je n’ai pas de mérite, car ce que j’en fais c’est au moyen de la charité des autres. Ce sont tous ces donateurs qui gagnent le ciel. » Aussi, à la mort de Martin Lange, lorsque les marchands français, d’un élan unanime, proposèrent au bey de l’agréer comme consul de France, le plus étonné, ce fut lui-même. Il refusa obstinément l’offre qui fut réitérée ; il ne céda que devant la volonté expresse du bey qui lui remit en main le sceau, mais n’accepta que provisoirement.

Il trouva bientôt, en effet, que la besogne administrative lui dérobait un temps précieux pour la cure des Ames et supplia qu’on le déchargeât de l’office de consul. Saint Vincent fit agréer par le roi M. Martin Husson, neveu de Mme d’Aiguillon. C’est un beau caractère que celui de ce jeune magistrat, renonçant à une carrière pleine de promesses et à une famille qui le chérissait, uniquement pour servir la France, à Tunis, et le Christ dans la personne