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John Burns, longtemps prédicateur laïque des méthodistes primitifs en même temps qu’ouvrier mécanicien, il est ardemment religieux, puritain dans l’âme, tout pénétré de la Bible et surtout de l’Ancien Testament, descendant authentique de Bunyan. Il a la tête d’un illumine. Dur, violent, étroit, soupçonneux, d’intelligence bornée et de culture plus médiocre encore, mais honnête, consciencieux, équitable à sa façon, c’est le type du vrai révolutionnaire anglo-saxon. Rien qu’à le voir on conçoit la différence essentielle d’une révolution faite par des hommes de ce calibre et d’une révolution faite par les disciples de Voltaire et de Rousseau. Il est, toutes proportions gardées, à Allemane, le socialiste français dont l’action dissolvante rappelle assez la sienne, ce qu’un Cromwell est à un Danton. À côté de lui, moins parce qu’ils cèdent à son attraction que parce qu’ils obéissent à la répulsion probablement injuste que leur inspire John Burns, Ben Tillett, intelligent, beau parleur, à l’affût d’un mandat parlementaire ; Tom Mann, plus un légiste un peu fourvoyé dans cette compagnie ; le docteur Pankhurst ; une jeune femme, miss Edith Lanchester, que ses parens ont rendue célèbre en voulant l’enfermer comme folle, parce qu’elle avait décidé — par principe — de pratiquer l’union libre avec l’homme de son choix.

On ne saurait dire que les délégations des autres pays anglo-saxons présentassent un bien vif intérêt. Pour l’Australie, elle avait pris un parti original. Tout le monde des antipodes n’avait qu’un seul représentant, le docteur Aveling, l’un des gendres de Karl Marx. Quand on votait par nationalités ou délégations, M. Aveling à lui tout seul, sûr de l’unanimité, contre-balançait et annulait toute la délégation anglaise malgré ses centaines de milliers de constituans ! L’Amérique, quant à elle, n’en est assurément plus au degré d’inorganisme où elle en était il y a un quart de siècle quand, Karl Marx, par un coup de désespoir, ayant fait transférer à New-York le conseil central de l’Internationale, il fallut reconnaître l’absence de tout élément proprement socialiste et la nécessité d’agir in vacuo. De gigantesques grèves, des conflits sanglans et répétés n’ont que trop fait voir l’accumulation sur tous les points de cet immense territoire, dans les cités à peine nées de l’Ouest comme dans les villes quasi européennes de l’Est, de tous les matériaux d’un grand incendie. À en juger par le rapport de deux délégués récens des Trade-Unions, dont l’un est John Burns, ce qui surtout y fait défaut aux masses ouvrières, c’est l’organisation. Il manque à la base l’incomparable solidité du cadre syndical. L’artisan, à qui toute son éducation a inculqué que, dans une démocratie, il n’y a pas de classes, hésite à en créer.