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assujettissement de toutes les forces individuelles à une règle commune imposée par l’autorité ; le second croit que l’harmonie parfaite consiste dans l’équilibre instable de toutes les forces individuelles librement développées et il exige avec une sérénité et une suavité implacables la destruction de toutes les formes sociales, sans se préoccuper d’une reconstitution qui serait un nouveau mal, du moment qu’elle serait artificielle. Voilà pour la théorie générale, et l’on voit qu’il est difficile pour des pensées humaines d’habiter deux climats intellectuels et moraux plus radicalement contraires. Et ce n’est pas tout. A côté de la doctrine, il y a la pratique : or l’expérience — une expérience constante, sans une seule exception — apprend aux socialistes que le rôle des anarchistes est de les contredire, de les compromettre et de les perdre. Prenez l’histoire de l’ancienne Internationale. Elle a eu, elle aussi, ses jours de grandeur, cette création un peu prématurée de Karl Marx. Sa faiblesse fondamentale tenait à ce qu’elle avait mis la charrue avant les bœufs, à ce qu’elle avait prétendu constituer l’internationalisme avant d’avoir solidement assis le socialisme national. Aussi fut-elle une plante éphémère grandie avec une célérité merveilleuse, flétrie et morte avec une vertigineuse rapidité. Il lui manqua toujours une base solide. La force résidait au sommet dans le conseil central, investi du coup, par la force même des choses, d’une sorte d’autorité dictatoriale et trouvant hors de lui moins d’appui encore que de résistance. Cet édifice fut en l’air dès le premier jour.

Quand les grands Congrès de Genève (1866), de Lausanne (1867), de Bruxelles (1868), de Bâle (1869) voyaient affluer les représentans des classes ouvrières et des socialistes de tous les pays, ils semblaient si puissans que beaucoup de défenseurs de l’ordre social tremblaient dans leurs chausses et que le second empire, fidèle à sa tactique, n’avait pas de meilleur argument pour ramener la bourgeoisie française, alors en plein reflux libéral, au pouvoir fort et au régime d’autorité. Eh bien ! déjà un chancre interne rongeait ce grand corps d’une croissance si rapide. L’absence de racines locales allait naturellement accélérer la marche de la décomposition, mais ce qui tua proprement le premier internationalisme ce fut déjà l’anarchisme. Celui-ci avait-il déjà emprunté à Proudhon, dont la dialectique impitoyable, si supérieure à sa puissance de déduction positive, est en quelque mesure responsable de la chose, le nom de l’anarchie ? Peu importe. Bakounine avec son amorphisme ou son nihilisme s’était logé dans l’Association Internationale des travailleurs. Il avait engagé la lutte à mort contre Karl Marx, dont il haïssait le