créature[1] ? sur les heures que je passe avec elle ? Demande à Fritz[2], aux Herder, si n’importe qui me tient de plus près, si je m’intéresse moins à mes amis, si je leur suis moins dévoué qu’autrefois ? Si, au contraire, je ne leur appartiens pas davantage, à eux et à la société ? Et il faudrait un miracle pour que je perdisse en toi seule l’amie la meilleure et la plus intime. Avec quelle vivacité j’ai senti que notre amitié existe encore, en te trouvant enfin disposée à causer avec moi de sujets intéressans ! Mais je dois avouer que je ne puis supporter la manière dont tu m’as traité jusque-là. Si j’étais communicatif, tu me fermais les lèvres ; si j’étais compatissant, tu m’accusais d’indifférence ; si je m’occupais de mes amis, de froideur ou d’abandon. Tu contrôlais chacune de mes expressions, tu blâmais chacun de mes mouvemens, chacune de mes manières d’être, et me mettais toujours mal à l’aise. Comment pouvais-je être confiant et ouvert quand, de propos délibéré, tu me repoussais de toi ? Je pourrais ajouter encore bien des choses, si je ne craignais, dans ta disposition, de t’offenser plutôt que de t’apaiser. Malheureusement, tu as déjà depuis longtemps fait fi de mes conseils à propos du café, et adopté un régime contraire à ta santé. Il ne te suffit pas qu’il soit déjà difficile de surmonter moralement certaines impressions, tu accrois encore la force hypocondriaque et angoissante des idées noires par des moyens physiques dont tu as pu déjà éprouver la nocuité et que, par amour pour moi, tu avais délaissés pendant un certain temps. Puissent la cure et le voyage t’être salutaires ! Je ne renonce pas tout à fait à l’espoir que tu me rendras bientôt de nouveau justice. Adieu. Fritz est content et vient me voir souvent. »
On reconnaîtra que, cette fois, le grand homme s’y prenait avec une insigne maladresse. Froissée jusqu’à l’âme, Mme de Stem écrivit sur sa lettre un O ! ! ! s’abstint d’y répondre, et tomba gravement malade, sans que l’histoire nous dise ce qui, du chagrin ou de l’abus du café, contribua le plus à sa maladie. Gœthe, après lui avoir vainement écrit une seconde lettre, se mit à composer une Didon, que d’ailleurs il ne publia pas : peut-être songeait-il que, puisqu’il se consolait de toutes ses tristesses en transformant ses peines en poésie, la poésie qu’il se plaisait à jeter sur les douleurs des autres pouvait aussi les apaiser. Le sentiment dont sa vie avait été pleine pendant dix années s’était évanoui en un instant : déjà, l’amie célébrée avec un enthousiasme si ardent nt comptait pas plus dans son souvenir que celles qui l’avaient