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on parle mission humanitaire ; dans la péninsule, droit historique ; ici, équilibre européen ; là, reclassement d’une race. Les cabinets échangent des notes. Les peuples, ou plutôt l’élite intellectuelle qui progressivement s’en dégage, commencent à plaider entre eux des procès de philologie et d’ethnographie. Un courant de vie morale s’est établi, charriant trop souvent des paroles de haine, des programmes de discorde, mais en somme fertilisant l’idée nationale, et rappelant à tous la source commune.

C’est la face interne du problème, qu’on pourrait énoncer ainsi : la race jugo-slave ressaisira-t-elle le fil de sa tradition historique — et comment ?


Dans cette famille ethnique, éparse de la banlieue de Trieste à la Mer noire, diverse de religion, de culture, de conditions politiques, et dont chaque membre, Serbe, Croate, Slovène, Bosniaque, Monténégrin ou Bulgare, doit aux incohérences du passé une physionomie à part, le titre de frère aîné paraît bien appartenir au Serbe. Il le revendique hautement, et avec lui la mission de reconstituer la « Jugo-Slavie » autour de l’État qu’il a lentement et péniblement sauvé du chaos. Il envisage son histoire comme une trilogie dont le dernier acte doit tenir toutes les promesses du premier, après la terreur dont l’invasion a rempli le milieu du drame. Il en appelle à ses ancêtres, poursuivant, sous les Némagnides, la conquête de la péninsule balkanique, à la veille de la réaliser, victorieux des Bulgares, rivaux de Byzance, devenus un grand peuple sous Dusan le Grand, qui se fait couronner empereur des Serbes et des Grecs. À ce moment de l’histoire la « Grande Serbie », dont les limites nous paraissent aujourd’hui hyperboliques et arbitraires, comprend presque toute la péninsule, de Salonique et du bas Danube à la Bosna. L’empire des Balkans est fondé, ou bien près de l’être, vaste formation jugo-slave, façonnée par l’ethnographie plus encore que par la conquête.

Trente ans de divisions intestines et de luttes inégales contre les Turcs préparèrent la ruine de l’empire de Dusan. Il s’écroule à Kossovo, en 1389. D’abord vassale de la Porte, la Serbie, au milieu du XVe siècle, tombe au rang de pachalik. C’est la servitude, l’isolement absolu du monde occidental, contre lequel même elle est obligée de fournir des janissaires. Mais ni la langue, ni la religion, ni la tradition nationales n’ont été englouties : après quatre siècles, elles montent à la surface du gouffre ottoman et le frangent d’une écume d’indépendance. Dès 1803, à la voix de Kara-George et des Obrenovic, pendant que l’Europe est étourdie des noms d’Ulm, d’Austerlitz et de Wagram, les Serbes