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pont entre ses besoins d’expansion et les marchés de l’Orient. Mais chez les Jugo-Slaves, qui aspirent à l’autonomie et la sentent solidaire de l’indépendance économique, c’est la poussée vers la mer, le rattachement du littoral à l’intérieur, qui concrète les ambitions, et pour le moment les met aux prises[1].

Dans la pratique, les Croates n’avaient ni moyens ni motif de protester contre l’œuvre du Congrès de Berlin. Ils l’envisagèrent sous ce rapport que, donnant de nouveaux sujets jugo-slaves à la couronne, elle fortifiait leur situation ethnique au sein de la monarchie. Ouvrir les bras à ces Bosniaques, frères de race et de langue ; les attirer au foyer national déjà constitué en Croatie, qu’ils pouvaient aborder sans faire acte de rebelles ; escompter même leur concours, en vue des formations politiques de l’avenir, c’était obéir, en somme, à des mobiles raisonnables et humains. Cette attitude n’implique pas, tant s’en faut, qu’on adhère à l’esprit du Drang nach Osten, mais plutôt qu’on cherche à en tirer parti contre lui-même. On a beau appeler les Croates « Polonais du Sud », — et leur qualité de catholiques souligne ce rapprochement, quasi injurieux dans le monde slave, — ils répondent qu’ils se bornent à se développer dans leur sphère, déterminée par des frontières territoriales qu’il ne dépend pas d’eux de rectifier ; et que ceci, loin de desservir les intérêts supérieurs de la race, préserve au contraire la Bosnie de l’isolement. De ce besoin d’assimilation est sorti le programme de Starcevic, devenu celui de l’opposition réunie[2]. Le « croatisme » avait trouvé sa formule : autonomie et unification des Jugo-Slaves dans les limites de l’empire austro-hongrois, même reculées par le Congrès de Berlin. Là est l’hérésie, aux yeux du « serbisme », qui exige à l’encontre la subordination de tous les intérêts jugo-slaves particuliers à l’intérêt général dont il s’adjuge le dépôt. Qu’on suppose, autour de ces deux thèses, une alluvion de citations archaïques, de propos amers, d’intentions méconnues ou mal dirigées, le tout voilé d’un idéalisme honorable, qui ne laisse

  1. Cette affinité géographique entre la Bosnie et la Dalmatie a été reconnue par Andrassy, qui disait aux Délégations, en novembre 1878 :
    « Notre province maritime est une étroite langue de terre qu’on pourrait comparer à une palissade. Tant qu’elle a eu pour Hinterland un pays tranquille — et c’était le cas de la Bosnie, sous la domination turque — elle était apte à remplir, et elle a rempli, en effet, ce rôle. Mais si cet Hinterland eût été l’objet d’une dévolution qui emportât en soi une idée d’agrandissement basée sur l’affinité ethnographique (allusion transparente aux revendications serbes), la Dalmatie fût devenue un rempart impossible à défendre, et je puis déclarer à la haute Assemblée, maintenant que ce danger a disparu, que la perte de cette province n’eût plus été qu’une question de temps. »
  2. V. dans la Revue du 15 septembre 1895, La Hongrie et l’opposition croate.