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d’admirer et de diviniser, tout en luttant contre lui pour sa raison et pour sa vie. Nous savons au juste, grâce à Quincey, ce qu’il en coûte de charger ses épaules d’un joug pareil, qu’on ne secoue plus sans arracher la chair vive. Dans un précédent article sur le Vin, nous avions vu Hoffmann payer ses excès de boisson par des troubles profonds de l’imagination. L’opium s’en prend à d’autres parties de notre être moral. Il agit sur la volonté, pour la paralyser, sur la conscience, pour la rendre calleuse ; c’est-à-dire qu’il ruine et dévaste ce qu’il y a en l’homme de plus noble et de plus précieux. La connaissance que chacun de nous peut avoir du bien et du mal n’est nullement obscurcie ; Quincey le répète avec insistance, et Coleridge le confirme dans une lettre ; mais nous avons perdu la faculté et jusqu’au désir d’agir selon cette connaissance, et cela est autrement grave que d’avoir une imagination incohérente et visionnaire. Keats a quelque part un mot profond et magnifique à l’adresse de ceux qui trouvent tout mal ici-bas et qui se demandent à quoi sert le monde : — Appelez le monde, écrivait-il, « la vallée où l’on fabrique des âmes », et vous comprendrez alors à quoi il sert. — Keats n’avait pas songé à l’opium ni aux autres poisons de l’intelligence, quand il traçait cette ligne. Il aurait peut-être hésité à l’écrire, s’il s’était souvenu de tous les coins de la vallée où l’on travaille au contraire à défaire les âmes, et de tous les moyens qui sont à notre disposition pour cette œuvre impie.

Aujourd’hui même, et en ne considérant qu’un seul de ces moyens, elles se défont par milliers sous nos yeux, en Angleterre, en Allemagne, dans notre propre pays, et, j’en ai peur, dans tout l’univers civilisé. Le cas de Quincey ne doit pas être considéré simplement comme l’un des faits divers amusans de l’histoire des lettres. Les mangeurs d’opium de Londres et du Norfolk ont laissé une nombreuse postérité qui, pour être surtout indirecte, n’en est pas moins lamentable. On sait que la morphine est tirée de l’opium. Leurs effets offrent d’étroites analogies, et ils sont plus que ressemblans, ils sont identiques, sur le point capital de la perte de la volonté et de l’abaissement moral. Les médecins s’accordent là-dessus, tellement qu’ils ont infligé au morphinomane la honte suprême de discuter sa responsabilité devant la loi pénale[1].

C’est avec la pensée fixée sur cette flétrissure, qui menace en ce moment plus de gens qu’on ne le croit, qu’on ne le sait dans le public, qu’il convient de lire l’histoire de Quincey,

  1. V. le Morphinisme, par le Dr G. Pichon. (Paris, 1890, Octave Doin.)