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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/123

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Dans la masse anonyme de la nation, les ravages semblent s’être localisés en vertu de règles qui nous échappent. Il était naturel que Londres, en perpétuelle communication, par son port, avec l’Inde et la Chine, fût tout d’abord contaminé, et nous en croyons là-dessus le témoignage de Quincey, bien que ce doux endormi doive être suspect d’altérer la vérité, à cause de son vice, sur tout ce qui touche son vice, car c’est l’une des sanctions physiologiques attachées à l’abus de l’opium. Quincey écrivait en 1822 : « Trois honorables droguistes de Londres, — dans des quartiers très différens, — auxquels j’ai acheté par hasard, ces temps derniers, un peu d’opium, m’ont assuré que le nombre des mangeurs d’opium était actuellement immense, et qu’il ne se passait pas de jour qu’eux-mêmes, les droguistes, n’éprouvassent toutes sortes d’ennuis et de tracas dus à la difficulté de distinguer les personnes auxquelles l’habitude rend l’opium nécessaire de celles qui en achètent pour se suicider. »

Il prétend aussi avoir ouï dire à plusieurs manufacturiers de Manchester, entre 1810 et 1820, que l’opiophagie faisait des progrès rapides parmi leurs ouvriers, au point que le samedi soir, les comptoirs des droguistes étaient couverts de pilules toutes préparées, contenant de un à trois grains, selon les goûts et les besoins des cliens. Est-ce bien exact ? Quincey inclinait à grossir les rangs de la confrérie dont il se proclamait fièrement « le pape ». Mais voici qui ne saurait être suspect. L’un de ses contemporains, Thomas Hood, l’auteur de la Chanson de la Chemise, dit dans ses Souvenirs[1] : « J’ai été extrêmement surpris de découvrir, en visitant le Norfolk, que l’opium… sous forme de pilules, était d’un usage tout à fait habituel parmi les classes inférieures, dans le voisinage des marais. »

De ces victimes du puissant poison oriental, l’une au moins n’a jamais renié son erreur. Thomas de Quincey s’en est plutôt paré. Il se repentait par instans, lorsqu’il souffrait trop et qu’il avait peur de ce que lui réservait le lendemain. La crise passée, il se faisait l’historiographe complaisant des effets de l’opium sur l’âme humaine, et il ne s’est jamais lassé de les analyser, de les décrire par le menu, avec une précision qui donne beaucoup de prix à ses récits, et non pas seulement dans ses fameuses Confessions d’un mangeur d’opium, mais dans cent endroits de ses œuvres, de ses lettres, de son Journal, de ses notes inédites. Ce n’est pas chez lui obsession maladive : c’est l’hommage volontaire de l’esclave crucifié au maître cruel qu’il ne peut s’empêcher

  1. Literary reminiscences.