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manqué. Il s’estima trop heureux d’être découvert par ses tuteurs et d’en recevoir des ouvertures de réconciliation. L’automne de 1803 le trouva installé à l’université d’Oxford, ayant repris sans effort ses habitudes de bénédictin, et poursuivant avec son ancienne vigueur des études encyclopédiques, au premier rang desquelles la philosophie. Ses camarades l’apercevaient à peine ; Quincey calculait qu’il ne leur avait pas adressé cent paroles les deux premières années, un peu par dégoût de leur ignorance, beaucoup par dégoût du monde en général depuis qu’il en avait exploré les bas-fonds : « Je fuyais tous les hommes afin de pouvoir les aimer tous. » Mais quiconque l’approchait emportait la conviction que l’université d’Oxford comptait parmi ses nourrissons un esprit puissant et original.

Un accident grotesque compromit cette magnifique moisson d’espérances. En 1804, Quincey était revenu à Londres pour son plaisir. Il eut mal aux dents. Une imprudence augmenta la douleur. Sur le conseil d’un camarade, il acheta de l’opium et fut perdu. Le poison avait trouvé un « terrain préparé » ; il en prit possession sans l’ombre d’une résistance.


III

L’histoire de la chute misérable de Thomas de Quincey, de la détérioration de son intelligence et de son être moral sous l’influence d’un poison en pilules ou en bouteilles, est restée une histoire d’aujourd’hui, dont chacun de nous peut voir les divers chapitres se répéter sous ses yeux, avec leurs cruelles péripéties et leurs dénouemens inévitables. Il n’y a de changé que l’étiquette du flacon. Les efforts des morphinomanes pour tenir leur vice secret ne réussissent jamais qu’un temps. D’ailleurs les médecins les trahissent, dans l’intérêt public. Plusieurs de ces derniers, et non des moindres, effrayés de la grandeur soudaine de ce mal nouveau, l’ont dénoncé avec énergie. Le docteur Bail écrivait en 1885 : « L’abus de la morphine, qui depuis quelques années a pris de si grandes proportions, est généralement limité aux classes supérieures… Mais, depuis peu, ce vice tend à se répandre même parmi nos ouvriers[1]. » Trois ans après, du docteur Pichon : « La morphinomanie est actuellement une passion, un vice aussi grave, aussi redoutable, plus redoutable, peut-être, que l’alcoolisme, que l’absinthisme. Il y aurait, certainement, exagération à dire que l’ivrognerie morphinique est aussi répandue que

  1. La Morphinomanie.