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l’ivrognerie éthylique et l’ivrognerie absinthique. Mais personne ne saurait nier que le morphinisme ait progressé d’une façon effrayante depuis trois ou quatre ans[1]. » Du même, en 1890. — «… Pendant longtemps, le morphinisme est resté l’apanage exclusif des lettrés, des savans, des classes privilégiées. Mais actuellement… on sait que dans ces dernières années l’intoxication morphinique a pris une extension considérable, et qu’elle a envahi non seulement les milieux moyens et populaires, mais qu’elle a pénétré jusque dans l’atelier, jusque dans la chaumière même[2]. » La contagion s’est répandue tout particulièrement parmi les femmes, toutes les femmes, depuis la mondaine et l’intellectuelle jusqu’aux « sœurs d’infortune » de Quincey, en passant par les ateliers de modistes et même par les cuisines.

Toujours d’après le docteur Pichon, les morphiniques sont inégalement responsables de leur dégradation. Il y a les victimes, ceux qui ont reçu l’initiation de la main du médecin, dans une crise d’intolérables souffrances, et qui sont demeurés les esclaves du poison, trop souvent par la faute de l’initiateur, ses imprudences, ses négligences. Et il y a les coupables, les chercheurs de sensations inconnues, prêts à payer d’un vice une volupté neuve, « vulgaires ivrognes » sans aucun droit « au respect ni à la moindre considération. » Faisons-leur seulement l’aumône d’un peu de compassion, pour avoir été orientés vers l’abîme par une prédestination physiologique. La recherche morbide de la sensation non encore perçue, non encore ressentie, est l’un des attributs du peuple grandissant des dégénérés. Elle devient chez eux « un appétit quasi irrésistible. » Elle « confine au délire. » Ainsi parle la science, et ses décrets se sont vérifiés à la lettre pour Quincey, « dégénéré supérieur » s’il en fut jamais, être anormal chez qui la tare héréditaire avait été aggravée par les cahots de l’existence ; c’est pourquoi, sauf aux heures de torture physique et d’épouvante morale, il n’a jamais regretté que de n’avoir pas connu l’opium plus tôt : « Je n’admets pas que j’aie été en faute… La première fois que j’ai eu recours à l’opium, ce fut sous la contrainte d’une douleur atroce. Voilà les faits : il y a eu accident. Mais il aurait pu en être autrement sans que je fusse à blâmer. Si j’avais su plus tôt quels pouvoirs subtils résident dans ce puissant poison… si je l’avais seulement soupçonné, j’aurais certainement inauguré ma carrière de mangeur d’opium dans la peau d’un chercheur de jouissances et de facultés extra, au lieu

  1. Les Maladies de l’esprit.
  2. Le Morphinisme.