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les douleurs de la pauvreté, je les avais trop bien vues pour aimer à en raviver le souvenir ; mais les plaisirs du pauvre, les consolations de son esprit, les délassemens de sa fatigue corporelle ne peuvent jamais devenir une contemplation douloureuse. Or, le samedi soir marque le retour du repos périodique pour le pauvre ; les sectes les plus hostiles s’unissent en ce point et reconnaissent ce lien commun de fraternité ; ce soir-là, presque toute la chrétienté se repose de son labeur. C’est un repos qui sert d’introduction à un autre repos ; un jour entier et deux nuits le séparent de la prochaine fatigue. C’est pour cela que le samedi soir il me semble toujours que je suis moi-même affranchi de quelque joug de labeur, que j’ai moi-même un salaire à recevoir et que je vais pouvoir jouir du luxe du repos. Aussi, pour être témoin, sur une échelle aussi large que possible, d’un spectacle avec lequel je sympathisais si profondément, j’avais coutume, le samedi soir, après avoir pris mon opium, de m’égarer au loin sans m’inquiéter du chemin ni de la distance, vers tous les marchés où les pauvres se rassemblent pour dépenser leurs salaires[1]. »

Il se mêlait aux pauvres et s’enquérait de leurs humbles malheurs pour prendre part à leur joie. Quand il ne leur découvrait que des sujets d’inquiétude et de chagrin, il tirait de son opium, — la remarque est caractéristique, — « des moyens de consolation. Car l’opium (semblable à l’abeille qui tire indifféremment ses matériaux de la rose et de la suie des cheminées) possède l’art d’assujettir tous les sentimens et de les régler à son diapason. »

A d’autres instans, — mais ce fut seulement plus tard, dans une phase plus avancée, — il recherchait le silence et la solitude : « Je tombais souvent dans de profondes rêveries, et il m’est arrivé bien des fois, les nuits d’été, étant assis près d’une fenêtre ouverte d’où j’apercevais la mer et une grande cité… de laisser couler toutes les heures, depuis le coucher du soleil jusqu’à son lever, sans faire un mouvement et comme figé. » La conscience de sa personnalité était abolie ; il lui était impossible de se distinguer des formes et des objets qu’il contemplait, élémens multiples d’un immense symbole dont il faisait partie au même titre que le reste : « La ville, estompée par la brume et les molles lueurs de la nuit, représentait la terre avec ses chagrins et ses tombeaux, situés loin derrière, mais non totalement oubliés ni hors de la portée de ma vue. L’Océan, avec sa respiration éternelle, mais couvé par un vaste calme, personnifiait mon esprit

  1. Traduit par Baudelaire.