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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/145

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et l’influence qui le gouvernait alors. Il me semblait que, pour la première fois, je me tenais à distance et en dehors du tumulte de la vie ; que le vacarme, la fièvre et la lutte étaient suspendus ; qu’un répit était accordé aux secrètes oppressions de mon cœur ; un repos férié ; une délivrance de tout travail humain. L’espérance qui fleurit dans les chemins de la vie ne contredisait plus la paix qui habite dans les tombes, les évolutions de mon intelligence me semblaient aussi infatigables que les cieux, et cependant toutes les inquiétudes étaient aplanies par un calme alcyonien ; c’était une tranquillité qui semblait le résultat, non pas de l’inertie, mais de l’antagonisme majestueux de forces égales et puissantes ; activités infinies, infini repos[1] ! »

Suit une magnifique invocation à l’opium, presque une prière, ardente et enflammée, où il y a seulement un peu trop de rhétorique : — « O juste, subtil et puissant opium ! Toi qui, au cœur du pauvre comme du riche, pour les blessures qui ne se cicatriseront jamais et pour les angoisses qui induisent l’esprit en rébellion, apportes un baume adoucissant ; éloquent opium ! toi qui, par ta puissante rhétorique, désarmes les résolutions de la rage, et qui, pour une nuit, rends à l’homme coupable les espérances de sa jeunesse et ses anciennes mains pures de sang ; — O juste opium, ô justicier ! qui cites les faux témoins au tribunal des rêves, pour le triomphe de l’innocence immolée ; qui confonds le parjure, qui annules les sentences des juges iniques ; — tu bâtis sur le sein des ténèbres, avec les matériaux imaginaires du cerveau, avec un art plus profond que celui de Phidias et de Praxitèle, des cités et des temples qui dépassent en splendeur Babylone et Hékatompylos ; et du chaos d’un sommeil plein de songes, tu évêques à la lumière du soleil les visages des beautés depuis longtemps ensevelies, et les physionomies familières et bénies, nettoyées des outrages de la tombe. Toi seul, tu donnes à l’homme ces trésors, et tu possèdes les clefs du paradis, ô juste, subtil et puissant opium ! »

Mais un mangeur d’opium n’est jamais heureux longtemps ; c’est encore Quincey qui le dit.

Ses études terminées, il s’était établi en poète dans une maison de poète, une modeste chaumière « vêtue de beauté » par le lierre et les roses grimpantes, et située dans la pittoresque région des lacs. Il l’avait bourrée de livres de choix, — elle en était « populeuse », — et s’était enfoncé dans la métaphysique allemande, avec l’intention de consacrer toutes les forces de son intelligence, « fleurs

  1. Traduit par Baudelaire.