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prières enthousiastes et ses cris de douleur. Mais tous ces objets de son affection, il souffre de les voir amoindris, profanés, pervertis par les hommes. C’est au plus intime de son âme qu’il se fait pour lui-même un culte, un autel, une religion sans prêtres ni cérémonies. Vivant ainsi dans une perpétuelle opposition avec des réalités qu’il déteste et des idées abstraites qu’il caresse, bien que sa sincérité soit absolue, ses plaintes comme ses élans vers la divinité paraissent de pures déclamations. La nature seule est son refuge ; à elle il peut se confier et elle le transporte. Avec une candeur d’enfant, il goûte dans la campagne une joie débordante à voir ses beautés, à écouter ses voix confuses, et ses extases confinent à la prière. Cette nature au milieu de laquelle il trouve un apaisement à ses souffrances lui devient plus chère à mesure qu’il a plus besoin d’éviter ses semblables pour se replier sur lui-même.

Mais à travers tous ces contrastes douloureux et toutes ces incohérences de son caractère, il reste entièrement voué à son art. Cet art seul l’aide à supporter le fardeau d’une vie qu’il serait tenté d’abréger ; c’est sur lui qu’il a reporté toutes ses affections, c’est par ce qu’il y met de lui-même qu’il se console et se venge des amertumes de sa destinée. Jusque-là, si expressives que fussent les productions musicales de Haydn et de Mozart, elles nous montrent cependant la marque de cet esprit d’ordre et de mesure, de ce sentiment des proportions qui distinguent l’art classique. L’art de Beethoven, au contraire, est tout personnel, et comme celles de Rembrandt, — avec lequel il offre d’ailleurs bien des analogies, — ses œuvres sont étroitement liées à sa propre vie. C’est lui-même qu’elles nous racontent, c’est son âme qu’elles nous découvrent avec ses aspirations tumultueuses et ses intimes déchiremens.

À ce titre, la symphonie était, entre toutes, la forme qui convenait à son génie. Elle seule pouvait prêter à ces ardeurs confuses qui bouillonnaient en lui une expression suffisamment claire et cependant indéfinie, à la fois mystérieuse et éloquente. S’il n’avait pas trouvé dans sa famille, ainsi que Mozart, une direction intelligente, sa ville natale lui avait fourni, du moins, de précieuses ressources pour l’instruction qui convenait le mieux à ses aptitudes, et au point de vue de la musique orchestrale, on ne pouvait rêver un milieu plus favorable. Entre toutes les villes d’Allemagne, Bonn était alors, en effet, un centre privilégié, et parmi les protecteurs éclairés de l’art musical, on n’en compta jamais de plus zélés que les électeurs de Cologne qui, dès le milieu du XIIIe siècle, y avaient transporté leur résidence. Plus encore que ses devanciers, le prince Franz Maximilien, depuis son