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chagrin, mais cette fois il avait été frappé trop rudement, et la blessure qu’il reçut ne devait jamais se cicatriser.

Tout contact, tout échange d’idées avec les autres lui était désormais interdit ; il ne pouvait plus vivre que pour son art. Le désir d’exprimer par lui ses pensées n’en était devenu que plus impérieux. Réagissant contre un découragement qui n’eût été que trop légitime, il voulait, au contraire, se renouveler, se mettre tout entier dans une œuvre qui laissât derrière elle toutes ses productions précédentes. Il les avait prises en dégoût, et comme on essayait de le rassurer sur leur valeur : « Ce que j’ai fait jusqu’ici n’est rien, répondait-il ; de bien autres visions flottent maintenant devant moi. » C’est dans la Symphonie avec chœurs qu’il essaya de traduire toutes les aspirations qui s’agitaient confusément en lui. Pendant longtemps il avait travaillé à cet ouvrage, dont il était préoccupé dès 1815, et qu’il n’acheva qu’en 1825. En dépit des commentaires fantaisistes qu’on a voulu en donner, l’Hymne à la Joie, qui le termine, marque sa véritable signification. C’était bien là le sujet qui convenait à Beethoven, et mieux qu’aucun autre il lui permettait d’épancher le fond de son âme en s’inspirant du contraste douloureux que présente la vie humaine entre le bonheur auquel nous tendons de tous nos efforts et la fatalité qui nous empêche de l’atteindre. Toute la symphonie exprime cette lutte dramatique, et l’artiste, en pensant à sa propre destinée, a su trouver pour la peindre les accens les plus pathétiques. Si jusque-là les seules ressources de l’orchestre lui avaient suffi pour rendre sa pensée, il sent que cette fois elles seront impuissantes. Il a bien pu, dans chacune des trois premières parties, marquer, à l’aide des formes instrumentales, l’opposition des sentimens qu’il a mis en jeu ; au doute, aux tristesses, aux défaillances qui envahissent son âme, ont succédé tour à tour l’apaisement, la sérénité, la foi en un monde supérieur. Mais il veut, pour conclure, donner au dernier morceau une signification plus haute et insister sur l’impression finale que nous devons garder de son œuvre. Pour ce dessein, les formes anciennes n’étaient plus de mise, et comme s’il tenait à nous en montrer lui-même l’inanité, le maître, en représentant successivement les motifs des morceaux précédens, les rejette l’un après l’autre. Leurs tronçons épars essaient en vain de se rejoindre, à chaque fois qu’il nous les propose ils sont étouffés par l’accompagnement obstiné des basses qui, à la façon d’une ébauche rudimentaire, annonce et contient déjà le motif final. Accru de la ruine des autres, ce motif grandit peu à peu ; il prend corps et s’anime d’un mouvement toujours plus entraînant. On sent que quelque chose de solennel et de mystérieux se prépare,