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et quand enfin la voix humaine fait son apparition, son entrée a été amenée, motivée en quelque sorte par une progression d’effets merveilleusement combinée. C’est à un instrument plus immédiat, plus persuasif, c’est à l’instrument par excellence que les autres ont cédé la place. Lui seul pouvait rendre dans toute sa plénitude et sa triomphale expansion ce sentiment de la joie qui, avec ses radieuses clartés et ses enivremens, vient régner sans partage sur les cœurs. Le thème de ce finale, Beethoven l’avait longtemps cherché ; il rêvait pour lui une beauté souveraine, dont le charme s’imposât d’une manière irrésistible. Mais au prix de l’idéal rêvé, tout ce qu’il avait d’abord imaginé lui semblait terne, dépourvu d’originalité. Obsédé par cette idée, il ne pouvait aboutir et se plaignait amèrement des difficultés de sa tâche. Un jour enfin, l’inspiration, si longtemps rebelle, lui était venue, et comme Schindler entrait chez lui, il avait couru à sa rencontre en criant : « Je l’ai, je le tiens ! »

Dans ces conditions, le maître, en recourant à la voix humaine, se propose d’agir plus fortement sur notre âme et d’y faire pénétrer d’une manière plus profonde l’impression qu’il veut produire. Ce chant incorporé dans l’orchestre est traité comme s’il en faisait partie, et même avec l’adjonction des chœurs l’œuvre reste symphonique. Cependant on conçoit les protestations, les clameurs, les injures même qui devaient accueillir un art aussi dégagé de toute tradition.

Cet art était plus qu’un passe-temps ; dans le monde passionné où Beethoven nous introduit, il faut sortir de soi-même pour le suivre, pour pénétrer ces créations où il s’est mis tout entier. Elles valent qu’on se donne quelque peine afin d’en jouir, mais au moment où elles se produisirent elles étaient trop hardies, trop touffues pour ne pas scandaliser le public. Parlant ici même de la Symphonie avec chœurs, Eugène Delacroix constatait, il y a quarante ans, l’impossibilité où était ce public de comprendre l’homme de génie qui, devançant son époque, s’élève au-dessus des règles, non par ignorance, mais parce que « l’abondance de ses idées, le forçant en quelque sorte à créer des formes inconnues, lui fait négliger la correction et les proportions rigoureuses. … Quant à moi, ajoutait-il, en dépit des hésitations ou des répugnances de l’opinion, je me sens disposé à donner raison au maître contre mon sentiment même, et à croire que, cette fois comme beaucoup d’autres, il faut toujours parier pour le génie[1]. »

Depuis que Delacroix écrivait ces lignes, le temps a marché et prouvé la justesse de ses vues. Si l’introduction en France des

  1. Questions sur le beau ; Revue des Deux Mondes, 18 juillet 1854.