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de goût, de naturel et de sentiment, qui assurent à son nom une gloire impérissable. Au point de vue de la spontanéité et de la richesse d’invention qu’il y montre, il mérite d’être cité immédiatement après Mozart. L’inspiration, chez lui, jaillit abondante et pure, comme d’une source intarissable. Partout, à tout moment, dans les circonstances les plus imprévues, elle naît en lui vive et fraîche, impérieuse et débordante. Une lecture, une promenade à la campagne, une conversation avec un ami lui suggèrent les mélodies les plus variées. Qu’il s’agisse d’exprimer les impressions que la nature, l’amour ou l’amitié évoquent dans son âme affectueuse, ouverte à tous les sentimens, sa muse est toujours présente. Elle fait mieux que répondre à son appel, elle le prévient, le presse, et docilement il écoute et note ce qu’elle a chanté au dedans de lui-même.

Avec sa merveilleuse organisation, Schubert aurait pu exceller dans tous les genres. Non seulement il montre dans ses trios une entente parfaite de la musique instrumentale, mais à raison de la richesse des motifs et du charme imprévu des sonorités, ses compositions de piano à quatre mains semblent conçues d’une manière si franchement symphonique qu’elles pourraient, sans aucune modification, être adaptées à l’orchestre. Plus d’une fois nous en avons entendu en Allemagne des arrangemens dont les combinaisons instrumentales paraissaient si nettement indiquées qu’on les aurait pu croire prévues par l’auteur. Mais Schubert lui-même n’a que très rarement abordé la forme symphonique. Les grands ouvrages l’effrayaient, et comme s’il avait eu le pressentiment de sa fin prématurée, il avait hâte de beaucoup produire en recourant aux moyens les plus directs et les plus simples. Sa pauvreté, d’ailleurs, lui interdisait de s’appliquer à des œuvres de longue haleine, pour lesquelles les possibilités d’exécution lui auraient manqué. Mais celles qu’il nous a laissées en ce genre, — son Quintette en ut si dramatique, sa grande Symphonie en ut majeur, que Mendelssohn a révélée au monde musical, et surtout les deux premières parties, fragmens exquis, de cette Symphonie en si mineur que la mort l’empêchait d’achever, — sont bien conformes au style classique, et fondées toujours sur le développement thématique de chaque partie. Les idées se présentent à lui si abondantes, si touffues, qu’il n’a ni le temps, ni la volonté de les choisir. Tout inégale que soit leur valeur, elles offrent du moins encore entre elles un lien naturel. Il voit aussitôt les différentes acceptions de chacune d’elles, il les déduit avec une aisance et une prodigalité qui le rendent facilement prolixe. Sa nature tendre et rêveuse a besoin de s’épancher, et comme s’il ne pouvait se décider à vous quitter, il s’oublie et