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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/226

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dans le bouleversement économique et dans le déplacement de classes qui ont suivi la Révolution, son moment le plus favorable ; et c’est pourquoi ils abondent dans l’œuvre de Balzac. Ce sont des monstres, souvent vulgaires, parfois distingués, quand ils sont assez intelligens pour travestir en dilettantisme ou pour ériger en culte aristocratique du moi leur vieil instinct simpliste d’hommes des bois ; mais, encore une fois, ils existent. Il peut leur arriver d’être vaincus, soit par la malechance, soit par les imprudences où les entraîne l’énormité de leurs appétits, soit par les faux calculs où les induit leur absolu mépris des autres, — soit tout simplement par la gendarmerie. Vaincus, oui, mais repentans, mais convertis, c’est une autre affaire, car leur marque, c’est justement qu’ils ne souffrent jamais de n’être pas de braves gens et de n’avoir pas de conscience.

Le tort, bien pardonnable, de Feuillet est de n’avoir pas su admettre cette vérité pénible, qui offensait son âme religieuse et douce. Il a cru, lui, que, de n’être pas bon, cela finit toujours par être une souffrance, que l’homme fort ne saurait donc l’être jusqu’au bout ; qu’une heure vient, inévitablement, où sa solitude l’avertit de son erreur et le contraint à se réfugier, tout pleurant, dans l’universelle morale. Il lui a paru qu’avouer le contraire au théâtre serait scandaleux et par trop désolant. Et c’est pourquoi il s’est contenté de faire de Montjoye une sorte de dandy du scepticisme, quelque chose comme un Morny ou un Persigny atténué ; spirituel, de façons charmantes (car Feuillet croit, d’autre part, qu’un « homme fort » est nécessairement un être élégant) ; abondant, et cela dès le début, en gentils mouvemens qui démentent sa philosophie ; si bien que lorsque cet « homme fort » prétendu se transforme en un brave homme, il se « retrouve » plutôt encore qu’il ne se convertit. Bref, Octave Feuillet n’a pas eu le courage de peindre l’homme fort dans la vérité de sa nature. Il n’a pas compris que le devoir de l’auteur dramatique est non pas de montrer le méchant puni ou repentant, mais simplement de le montrer comme il est. Victorieux, cela n’importe guère. Il ne s’est pas souvenu de ce profond axiome de Corneille, lequel ne craignait point du tout les monstres : «… Une autre utilité du poème dramatique se rencontre en la naïve peinture des vices et des vertus, qui ne manque jamais à faire son effet, quand elle est bien achevée, et que les traits en sont si reconnaissables qu’on ne les peut confondre l’un dans l’autre, ni prendre le vice pour la vertu. Celle-ci se fait toujours aimer, quoique malheureuse ; et celui-là se fait toujours haïr, quoique triomphant. »

L’optimisme du dénouement de la pièce a paru plus étrange encore par les coupures hardies qu’y a pratiquées la Comédie-Française, et peut-être aussi parce que M. Leloir avait joué le rôle de Montjoye avec talent sans doute, mais durement, et plutôt en personnage de Balzac que de Feuillet. Le meilleur rôle, le plus vrai, le plus vivant, celui de