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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/227

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Saladin, l’humanitaire à la mode de 1848, a été tenu par M. de Féraudy de la façon la plus juste et la plus pittoresque. Mme Pierson a fort adroitement joué l’épouse illégitime et martyre. Elle m’émerveillerait par la netteté de son articulation, n’eût-elle pas d’autre talent… MM. Cler et Berr m’ont semblé fort bons. Je tiens compte à M. Lambert fils de la difficulté qu’il yak jouer éternellement des jeunes gens amoureux, généreux et un peu niais. Enfin nous avons aimé dans la débutante, Mlle Lara, plus propre, je crois, aux rôles de « grandes jeunes premières » qu’aux rôles d’ingénues, une grâce en partie naturelle et les aimables promesses d’un talent qui sera peut-être original quand il aura encore beaucoup appris.


La critique s’est montrée féroce pour la nouvelle direction de l’Odéon, et particulièrement pour M. Antoine. On lui a tout reproché : le choix des pièces, la mise en scène, l’interprétation. Ces sévérités me semblent parfaitement injustes, je le déclare tout net. Mais elles s’expliquent.

Je ne dirai pas que M. Antoine a, par le Théâtre-Libre, créé un mouvement dramatique : car qui est-ce qui crée un mouvement ? Et, tout de même, ce n’est pas lui qui faisait les pièces. Mais c’est lui qui les choisissait, qui parfois les faisait faire et qui nous les accommodait à sa façon. Pendant dix ans, il nous a scandalisés infatigablement par la brutalité des historiettes qu’il nous étalait ; agacés ou ravis, selon que le minutieux réalisme de sa mise en scène nous semblait puéril ou ingénieux ; ennuyés, presque jamais. Oh ! les soirées héroï-comiques de l’impasse Pigalle et de la Gaîté-Montparnasse ! Les snobs s’en souviendront longtemps, et, pareillement, quelques bons esprits. Il a trouvé le temps, en dix années, de susciter un genre et de le tuer sous lui ; il nous a révélé la « comédie rosse » et ne nous a point lâchés qu’elle ne fût devenue un « poncif », — comme la tragédie. Il a fourni à la plupart des jeunes dramatistes aujourd’hui en vogue l’occasion de se produire pour la première fois. Il a formé plusieurs comédiens sincères. Son entreprise n’a même pas été sans influence sur les théâtres réguliers. Si, par sa nature même, l’art dramatique n’admet qu’une vérité approchée, le Théâtre-Libre a sûrement contribué à resserrer ces approches. La preuve en est dans ce que je sentais tout à l’heure de suranné et de lointain dans une notable part du théâtre du second Empire, encore si voisin de nous pourtant. Quoi qu’on dise, la comédie rend maintenant un autre son, plus simplement vrai et plus directement. Les nécessaires conventions en sont devenues plus loyales, moins effrontées, moins offensantes. M. Antoine a pour le moins, — soit en suivant son instinct, soit avec clairvoyance et préméditation, je ne sais, et peut-être ne le sait-il pas bien non plus, — accéléré cette évolution. Il a été une force à demi aveugle peut-être, mais obstinée