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tions un coefficient nouveau et plein de périls ? Sans doute, l’esclavage devait prendre fin à Madagascar ; l’honneur de la France était attaché à la disparition de cette monstrueuse institution. Mais fallait-il y procéder d’un seul coup, en un seul jour, sans transition, sans mesures préalables, sans indemnités ? Ceux qui l’ont fait ne se sont évidemment pas rendu compte de ce qu’est l’esclavage à Madagascar, où il est pratiqué de la manière la plus douce, et où on peut dire sans paradoxe que les esclaves sont quelquefois les gens les plus heureux, et même les plus libres de toute l’île. Ils ne sont soumis ni à la corvée ni au service militaire, et c’est une double exemption à laquelle ils tiennent beaucoup. A la vérité, les esclaves ruraux doivent à leur maître, tantôt un travail personnel, notamment pendant les trois mois où se fait le travail des rizières, tantôt un prélèvement sur le pécule qu’ils peuvent gagner ailleurs, et cette dernière obligation s’applique en principe à tous : ils sont, en revanche, nourris, logés, ils reçoivent une rizière propre à pourvoir à leurs besoins et à ceux de leur famille, et lorsqu’ils sont vieux ou malades, ils retombent à la charge de leur maître qui, presque toujours, les traite avec humanité. Tout esclave peut se racheter ; il en est beaucoup qui ont le moyen de le faire, et qui se gardent bien d’en user, car leur condition n’a rien qui leur déplaise. Mais nous ne faisons pas ici une étude sur l’esclavage à Madagascar. Tout le monde convient qu’il a un caractère familial et qu’il est exempt de la plupart des abus qui, ailleurs, le rendent si souvent atroce. Il doit pourtant disparaître ; mais nous n’avons certainement pas pris le meilleur moyen d’atteindre le but. Rien n’est plus dangereux que de heurter de front les mœurs invétérées d’un pays. Dans la pratique, et quoi que nous fassions, l’esclavage ne sera pas supprimé en un jour ; mais, en un jour, nous avons inquiété les intérêts des Malgaches, nous avons alarmé leur imagination, nous avons paru justifier les reproches dont nos ennemis nous chargeaient autrefois auprès d’eux. La conséquence, pour nous, en est grave. Malgré les développemens que l’insurrection avait déjà pris, on pouvait encore espérer, il y a quelques mois, rencontrer des amis dans la population elle-même. Il n’y aurait eu qu’à fournir des armes pour trouver des auxiliaires. Aujourd’hui, chaque fusil que nous donnerions aux Malgaches risquerait d’être dirigé contre nous. Dans plus d’une circonstance, nous avons pu réussir à tourner une peuplade contre une autre, et à pratiquer entre elles, en profitant de leurs divisions et de leurs jalousies, la politique qui a donné autrefois l’empire du monde aux Romains et que les Anglais, instruits par Dupleix, ont si habilement pratiquée dans l’Inde. Maintenant, toutes les peuplades s’unissent contre nous dans un même préjugé, dans une même hostilité. Et voilà comment notre situation, déjà si mauvaise, s’est encore aggravée du jour au lendemain, Ut declamatio fiat ! Il a suffi pour cela de quelques phrases de tribune et d’un scrutin.