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de tout un peuple qui descend à l’abîme ; — par le Naufrage de la « Méduse », portrait de la France au moment tragique où elle entre dans le tombeau, le grand peintre a écrit en trois pages ineffaçables la période funèbre qui tient en trois années : 1812-1815.

Le plus poète fut ici le plus observateur. Avec l’idéal, il eut le réel. Observateur, il le fut jusqu’à la minutie, ne laissant rien à la fantaisie, au caprice.

Voilà pourquoi Géricault, grand comme œuvre, apparaît plus grand encore comme méthode.

Son éducation le prépara d’autant mieux à être l’historien de son temps, qu’elle fut toute française. Il ne connut l’Italie qu’après avoir donné la moitié de son œuvre magistrale. La voyant méconnue du public, il s’éloigna par découragement. Mais bientôt malade de nostalgie, il revint à la France, reprit son idée historique, donna cette fois « le naufrage de la patrie ». C’est le Radeau de la « Méduse ».

Le maître de Géricault ne fut pas David. Celui-ci avait 40 ans lorsque Géricault vint au monde, par conséquent près de soixante, lorsqu’il sortit du collège. Carle Vernet, peintre de chasses, de meutes, de chevaux, avant qu’il ne se fît peintre de batailles, fut son premier maître. Géricault lui dut, peut-être, le goût précoce et très vif qu’il eut pour les chevaux.

Dans l’intervalle des leçons de l’atelier, il s’en allait à la caserne de Courbevoie les étudier d’après nature, non seulement dans les écuries, ce qui lui permettait de dessiner de longues files de croupes, mais encore en pleine liberté. Il s’enquérait de tout : de la race, de l’âge, du caractère… Il étudiait les formes de chacun, le poil même, afin de mieux saisir la spécification, comme vérité individuelle.

En même temps, il s’exerçait à pénétrer la difficile science du raccourci, si admirablement rendu dans sa première œuvre, le Chasseur au Départ. Il a marqué là, de main de maître, jusqu’où l’expression des mouvemens est possible en peinture.

Il sentit encore très vite que les animaux reproduisent et développent telle ou telle partie de l’homme à divers degrés, et qu’en anatomie les deux études doivent être conduites parallèlement, si l’on veut qu’elles soient fécondes dans l’application.

Par cette pénétration de ce qu’imprime le dessous à la surface et détermine les formes extérieures, Géricault fut un disciple remarquable de Geoffroy Saint-Hilaire.

Le second maître après Vernet, le doux, le sec Guérin, n’influa guère. Il ne comprenait rien à l’exubérante vigueur de son élève, et la traitait d’extravagance.