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Pour cela, il eût fallu le grand amour où il eût pu toujours avancer, aimer davantage, s’étendre, s’approfondir au sentiment de la patrie.

Sous des apparences de mort, une France existait, vivante et forte, cachée dans la terre, enfouie sous l’invasion. Géricault n’y descendit pas, il ne sut pas la voir, il crut à son naufrage. De là ce radeau sans espoir où elle flotte, faisant signe aux vagues, au vide, ne voyant nul secours… Et lui aussi, ne voyant rien venir, s’est laissé glisser du radeau.

Ah ! si je l’avais connu ! je l’aurais sauvé peut-être… Fort de mon expérience d’historien, je lui aurais appris que les vraies nations ne se laissent pas si aisément entamer en leur vie profonde, leur âme.

La prétendue mort des nations est une vivification sévère. Elles se contractent, elles souffrent ; et alors elles trouvent dans la douleur la vraie voix qui jamais, sans cela, ne fût sortie d’elles. Comme le blessé qu’on ampute, ce cri de mort constate la vie. Ceux qui torturent les nations, qui leur arrachent ces cris immortels d’où leur âme jaillit tout entière, en sont indirectement les révélateurs, les fondateurs, tout en voulant les détruire.

Ce qui meurt, c’est l’artificiel.

La ruine de Napoléon fut d’avoir cru que les nationalités s’effacent. Quand il a frappé sur l’Allemagne ces redoutables coups d’épée, un coup sûr le midi, Austerlitz, un coup sûr le nord, Iéna, alors s’élève la voix de Fichte qui nie ce réel vaincu :

« Le monde, pure création de notre esprit. »

Et lorsque l’Angleterre, devenue banque et boutique, croit avoir tué la France, et qu’elle s’est changée elle-même, il reste un Anglais à qui cette victoire de marchand fait mal au cœur. Il quitte cette orgueilleuse Albion déchue, se moque de sa fausse victoire, et cet Anglais désabusé de tout, — Byron, — s’en va mourir en Grèce (19 avril 1824).

Géricault l’a précédé de quelques mois. Il est mort le 18 janvier, à l’âge de trente-quatre ans.

Ces deux grands poètes de la mort se sont-ils connus ? Peut-être. Géricault a pu rencontrer Byron pendant le séjour qu’il lit en Angleterre. J’affirme, toutefois, que Byron ne dut avoir sur lui que peu de prise. Le génie satanique de l’auteur de Manfred ne se rapproche du sien que par des traits tout extérieurs. Géricault fut éminemment sociable.

L’Anglais vécut de haïr l’Angleterre. Et le Français mourut de croire à la mort de la France.

Je suis aussi certain que Géricault ne subit pas, non plus, l’influence des tristes, des stériles écoles qui, de nos jours, ont enseigné le doute énervant.