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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/265

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Le génie solitaire d’Oberman n’est point celui de Géricault. Senancour, Grainville, ont été parmi les interprètes de leur temps ; mais le premier n’en a donné que l’ennui, ce qui n’est pas la même chose que d’en porter en soi le deuil.

L’ennui ne fut jamais fécond.


III


Et maintenant, voulez-vous savoir pourquoi, tout à l’opposé de la foule, qui ne cherche guère dans les musées qu’un passe-temps frivole, je vais de préférence aux œuvres austères ; et pourquoi celle de Géricault m’a retenu si souvent devant elle, pensif et soucieux ?

C’est qu’en la regardant, je me suis maintes fois demandé s’il n’y a pas, pour une nation, de pire malheur que celui de perdre ses enfans ?

La mort de l’âme d’un peuple n’est-elle pas plus à redouter que toutes les calamités extérieures qui peuvent fondre sur lui ?

Eh bien, à l’heure présente — 1846 — où en sommes-nous, où en est la France, au bout de trente années de paix qui lui ont permis de réparer ses pertes ?

Il n’est indifférent pour personne de le savoir, et moins encore pour celui qui enseigne la morale et l’histoire. Celui-ci sait que l’intensité ou la défaillance de la vie nationale décide, en grande partie, de celle de l’individu. Il faut se défaire de cette idée qu’il puisse être grand avec une patrie petite, j’entends moralement amoindrie ; car nous la ressentons partout, nous la respirons, in ea movemur et sumus. Nous en vivons. Nous en mourons.

Eh bien, devant ce cimetière flottant sur la mer houleuse, comme l’homme qui se tâte le cœur, je m’interroge aussi : Ai-je au mien, aujourd’hui, la même espérance, la même joie patriotique qu’en 1830 ?

Parfois, j’éprouve une sensation singulière, celle d’être, moi aussi, embarqué sur un radeau qui sombrerait tout doucement.

Est-ce une illusion ?… Hélas ! la France a tant de manières de travailler contre elle, et d’approcher du suicide ! Elle y va, par l’oubli ou l’abdication du moi, par l’indifférence à sa propre tradition et par l’admiration du non moi, qui l’égare dans l’imitation étrangère. Chose surprenante, étrange, de la part d’un pays travaillé par l’indestructible levain de la race primitive, qui toujours en dessous fermente.

Et pourtant, le péril réel, c’est l’intérieur, la tentation qu’a la France de douter de soi-même, après une révolution qui a émancipé le monde.