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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/375

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subitement dans une nappe de feu, — mon papier m’a l’air empoisonné ; — je ne peux plus en supporter la vue, et je l’ensevelis parmi d’énormes tas de lettres inachevées, d’articles commencés et abandonnés dans des circonstances analogues. Personne n’est témoin de ces crises ; je vis complètement seul dans mon cabinet de travail. »

Ailleurs : « Je connais quelqu’un qui s’est bien souvent jeté à bas de son lit, au milieu de la nuit, — tombant à genoux, tandis que la sueur inondait son visage ravagé, et criant d’une voix à réveiller toute la maison : « O Christ, aie pitié de moi pécheur ! » tant était atroce le monde d’horreurs que le sommeil ouvrait devant mes yeux[1]. »

Il n’en était plus à se sentir guetté par la folie, comme lors de ses précédons excès, mais agrippé par elle, déjà dément et marchant rapidement au suicide. La peur lui fut une fois de plus secourable. Elle lui donna la force de diminuer considérablement la dose d’opium, malgré les tortures de l’état de besoin. « J’éprouvais, raconte Quincey, des effets tellement atroces et dont les médecins ne se doutent pas, que j’étais heureux de retomber. Cependant, je persistai. J’ai redescendu l’échelle, silencieusement, sûrement… » Il trouva sa récompense au pied de l’échelle, et fut sauvé alors qu’il n’espérait plus : « Pendant six mois, pas de résultat, — un état d’une morne uniformité, — une désolation complète, — une détresse si profonde, que je ne pouvais plus me cacher l’impossibilité de continuer à vivre en portant une croix pareille. Je tenais mon Journal, comme le naufragé dans une île déserte qui n’a plus qu’un jour de vivres. Le vendredi 23 février, je pus dire pour la première fois, dans le langage de l’Écriture : « Et l’homme était assis, vêtu, et dans sa raison. » L’expression n’est pas trop forte, j’avais su tout le temps que je n’étais plus tout à fait dans mon bon sens[2]. »

Son traité avec le « noir tyran » date de cette affreuse crise, Quincey ne se berça plus de l’espoir de s’en affranchir tout à fait, mais il modéra définitivement son tribut et vécut en paix sa vieillesse. Des héritages lui avaient ramené l’aisance. Il profita de ce qu’il était au port pour résumer les expériences d’une existence féconde en erreurs et en peines. Personne ne connaît la vie intérieure de personne. Nos proches l’ignorent. Les gens avec qui nous habitons sous le même toit l’ignorent : « Elle coule à part, parallèlement à notre vie extérieure, et secrète pour tous. C’est un monde dans lequel le dernier des hommes a besoin

  1. Japp, loc. cit.
  2. Japp, loc. cit.