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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/376

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de demeurer solitaire, et ne peut pas admettre l’être même qu’il aime le plus au monde[1]. » Mais ce courant invisible nous porte vers des conclusions qui sont le fruit, doux ou amer, de chaque destinée humaine, et dont il ne nous est pas interdit de faire profiter les autres. Quincey écrivit dans cette pensée une collection de petits morceaux en prose poétique. Le plus grand nombre ont été perdus dans « la neige », ou brûlés dans un des commencemens d’incendie allumés par son imprudence. Les autres forment les Suspiria de profundis, soupirs d’une âme fatiguée qui cherche le repos dans une vision mystique de l’univers. Ils sont d’un poète chez qui la pensée flotte toujours dans les brumes du rêve, et auquel les réalités se présentent naturellement revêtues de symboles.

Les Suspiria qui nous restent sont des hymnes à la Douleur, déesse auguste et bienfaisante, ferment de l’univers. La maudire est blasphémer. Sans elle, les grands bonheurs de la vie n’existeraient pas : « Il n’est pas de joie parfaite où il n’entre du terrible. » Il y a de la douleur dans la joie de vivre. Il y en a dans l’âme, de tout homme qui voit plus avant que la surface des choses. Elle est le « talisman » auquel nous devons les « révélations intellectuelles[2] » ; nous ne sommes rien tant que nous n’avons pas souffert. Elle est le tremblement de terre avec lequel Dieu « laboure » l’avenir. Il faut des « calamités » pour les desseins d’en haut. « Comprenez bien ceci[3]… Le temps présent et même le point mathématique périt mille fois avant que nous ayons pu affirmer sa naissance. Dans le présent, tout est fini, et aussi bien ce fini est infini dans la vélocité de sa fuite vers la mort. Mais en Dieu il n’y a rien de fini ; en Dieu il n’y a rien de transitoire ; en Dieu il n’y a rien qui tende vers la mort. Il s’ensuit que pour Dieu le présent n’existe pas. Pour Dieu, le présent, c’est le futur, et c’est pour le futur qu’il sacrifie le présent de l’homme. C’est pourquoi il opère par le tremblement de terre. C’est pourquoi il travaille par la douleur. Oh ! profond est le labourage du tremblement de terre ! Oh ! profond, profond est le labour de la douleur ! mais il ne faut pas moins que cela pour l’agriculture de Dieu. Sur une nuit de tremblement de terre, il bâtit à l’homme d’agréables habitations pour mille ans. De la douleur d’un enfant il tire de glorieuses vendanges spirituelles qui, autrement, n’auraient pu être récoltées. Avec des charrues moins cruelles le sol réfractaire n’aurait pas été remué. A la terre,

  1. Fragment inédit. Japp.
  2. Suspiria, etc. : Vision of life.
  3. Suspiria, etc. : Savannah-la-Mar.