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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/377

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notre planète, à l’habitacle de l’homme, il faut la secousse ; et la douleur est plus souvent encore nécessaire comme étant le plus puissant outil de Dieu ; oui, elle est indispensable aux enfans mystérieux de la terre[1]. »

Les Romains avaient une déesse nommée Levana, « qui conférait au nouveau-né la dignité humaine » et veillait ensuite sur son éducation[2]. « Mais ne croyez pas qu’il s’agisse ici de cette pédagogie qui ne règne que par les alphabets et les grammaires. L’éducation de Levana représente ce puissant système de forces centrales qui est caché dans le sein profond de la vie humaine et qui travaille incessamment les enfans, n’arrêtant ni jour ni nuit, leur enseignant tour à tour la passion, la lutte, la tentation, l’énergie de la résistance… »

Une pareille éducatrice ne peut que « révérer profondément les agens de la douleur. » Les chagrins des enfans, quoi qu’on en dise, sont aussi cuisans que ceux des hommes. Beaucoup de pauvres petits en meurent ; seulement, on donne un autre nom à leur maladie. « C’est pourquoi Levana s’entretient souvent avec les puissances qui font trembler le cœur de l’homme ; c’est pourquoi elle raffole de la douleur. » Quincey l’avait vue souvent en rêve, avec les trois ministres de ses desseins mystérieux, trois sœurs, « trois puissantes abstractions qui s’incarnent dans toutes les souffrances individuelles du cœur humain… Appelons-les donc Nos dames de douleur. Je les connais à fond et j’ai parcouru leurs royaumes en tout sens. Elles sont de même famille ; et leurs routes sont très distantes l’une de l’autre ; mais leur empire est sans bornes[3]. Je les ai vues souvent conversant avec Levana, et quelquefois même s’entretenant de moi. Elles parlent donc ? Oh ! non. Ces puissans fantômes dédaignent les insuffisances du langage. Elles peuvent proférer des paroles par les organes de l’homme, quand elles habitent dans un cœur humain ; mais, entre elles, elles ne se servent pas de la voix ; elles n’émettent pas de sons ; un éternel silence règne dans leurs royaumes. » Etant des symboles, elles s’expriment par signes ; à chacun de traduire leurs hiéroglyphes.

« La plus âgée des trois sœurs s’appelle Mater Lachrymarum, ou Notre-Dame des Larmes. C’est elle, qui, nuit et jour, divague et gémit, invoquant des visages évanouis. C’est elle qui était dans Rama, alors qu’on entendit une voix se lamenter, celle de Rachel pleurant ses enfans et ne voulant pas être consolée. Elle était

  1. Traduction Baudelaire.
  2. Suspiria, etc. : Levana and our Ladies of Sorrow.
  3. Une grande partie de ce qui suit a été traduit par Baudelaire.