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dans sa foi, et, le matin du trentième jour, elle reçut le baptême. Quand le soleil s’abaissa sur l’horizon, l’Evangéliste se leva et dit : « Fille du Liban, l’heure est arrivée de remplir ma promesse. Veux-tu que Dieu l’accomplisse dans un sens meilleur et dans un monde plus heureux ? » Mais la fille du Liban s’assombrit à ces paroles ; elle voulait revoir ses collines natales et sa compagne d’enfance, une douce sœur jumelle. Les vapeurs du délire vinrent obscurcir son cerveau et d’épais nuages lui cachèrent le Liban. L’apôtre se leva une seconde fois, et, approchant de sa tempe son bâton pastoral, il dissipa les vapeurs du délire, puis tournant le bâton vers le Liban, il refoula les nuages qui le voilaient. Elle aperçut alors la maison de son père, mais n’y distingua aucune trace de sa sœur. L’Evangéliste, prenant en pitié son chagrin, dirigea ses regards vers le ciel, qui s’ouvrit, laissant voir ces mystères qui ne se révèlent qu’aux yeux des mourans. Et d’en haut se penchait vers sa couche celle qu’elle regrettait, sa sœur, qui, après l’avoir attendue vainement dans le Liban, était morte de chagrin et l’attendait dans le Paradis. — Veux-tu maintenant ? lui demanda encore l’apôtre. — Oui ! oui ! répondit-elle, et l’instant d’après la fille du Liban n’était plus qu’un blanc cadavre dans une blanche robe baptismale. Le soleil s’enfonçait sous l’horizon, et l’Evangéliste, les yeux baignés de saintes larmes, rendait grâces à Dieu d’avoir, avant que le trentième jour fût achevé, rendu la Madeleine du Liban à la maison de son père. — Une justice plus haute, plus clairvoyante, avait pardonné celle que la justice des hommes vouait à l’infamie, et la pauvre Anne, si triste et si pâle, se reposait enfin dans le Paradis.

Ces merveilleux Alléluias à la douleur sont les chefs-d’œuvre de leur auteur. On connaît maintenant Quincey tout entier, et, quand nous aurons dit que cet échappé d’un autre monde — ce « mort en vie », écrivait James Payn — cessa définitivement de se réveiller le 8 décembre 1859, nous n’aurons plus rien à ajouter. Il ne nous restera qu’à nous étonner que plusieurs en Angleterre, parmi ses dévots, aient cru rendre service à sa mémoire en le défendant d’avoir été « abondant en promesses, impuissant à l’exécution. » Si jamais homme gâcha les dons reçus en naissant, ce fut celui-là. Quincey n’avait pas vingt ans, qu’il avait déjà coupé son blé en herbe ; à l’université, il ne pouvait plus travailler qu’en s’excitant avec l’opium. Certainement, il a une excuse. Qui n’en a pas dans ce monde ? Son excuse était d’avoir eu un père malsain, d’être venu au monde malsain : s’il n’eût versé d’un côté, il eût sans doute versé de l’autre, dans l’alcool, dans la débauche, que sais-je ? mais ce qui atténue sa faute n’en avait pas atténué