les conséquences, et il faut les regarder en face une dernière fois.
Carlyle l’avait bien nommé. C’était vraiment « le pauvre petit Quincey », dont il fallait se hâter de rire sous peine d’en pleurer, avec ses haillons répugnans, sa flétrissure physique et morale. Il s’est vanté quelque part d’être « un intellectuel » ; il n’avait pas tort, en ce sens que ce qui avait survécu du Quincey originel était purement intellectuel. La fibre morale était morte, bien morte. Quincey n’était plus à aucun degré une force morale, grande ou petite, mais l’atrophie des élémens actifs et énergiques de son âme ne l’avait pas empêché, ainsi qu’on l’a vu, de garder de très belles parties d’intelligence et de sensibilité. Il avait des préférences esthétiques pour le bien. Il ressemblait sous ce rapport à certains intellectuels de notre génération, qui sont amoraux, mais sauvés par le goût des élégances d’esprit, et il fut en cela un précurseur, car son temps ne connaissait pas encore ce mal, la grande plaie de l’époque actuelle : « De nos jours, disait Coleridge, les hommes sont en général supérieurs à leurs idées. Presque tous agissent et sentent plus noblement qu’ils ne pensent[1]. » C’était le contraire pour « le pauvre petit » ; il pensa toujours noblement, mais sa conduite était misérable.
Que l’on contemple maintenant cette pure intelligence. Les admirateurs de Quincey réclament pour lui plus que du talent : du génie, et ils ont raison. La plupart des critiques anglais se sont néanmoins refusés à attacher de l’importance à son œuvre, malgré ses luttes en faveur des lakistes, malgré tout ce qu’il a fait pour initier l’Angleterre à la pensée allemande, et les critiques ont eu raison. Qu’est-ce qu’un génie qui ne donne plus que des miettes de pensée, des miettes d’idées et de raisonnemens, où rien ne se tient et rien ne se suit ? Qu’est-ce que le monument littéraire d’un génie en poussière ? Quincey écrivait un jour à un ami, en parlant de ses propres ouvrages : « C’est comme si l’on trouvait de fins ivoires sculptés et des émaux magnifiques mêlés aux vers et aux cendres, dans les cercueils et parmi les débris de quelque monde oublié ou de quelque race disparue. » Des bijoux de grand prix parmi les ossemens et la poussière d’un tombeau, voilà en effet ce que Thomas de Quincey nous a laissé ; voilà quelle a été l’œuvre de l’opium.
ARVEDE BARINE.
- ↑ Anima poetæ.