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l’avait remplacée par la notion judaïque de l’esprit. Mais peu à peu la femme a repris ses droits, et à côté de cette entité religieuse trop abstraite pour être saisie par la piété des masses, on a vu grandir, dans l’adoration populaire, entre le médiateur et son père, l’étoile du matin, celle que M. Bérard appelle la grande puissance de bonté et d’amour, à la fois vierge et mère, la mère des consolations.

Il semble ainsi qu’il y ait certains cadres qui s’imposent à la pensée religieuse, et qui nous apparaissent comme une loi de l’esprit humain s’appliquant à certains objets. Au fond, la conception qui a été on quelque mesure celle de l’Egypte, de l’Inde et de la Chaldée, qui a triomphé avec les peuples sémitiques et leur a emprunté le christianisme, repose sur le besoin inné à l’homme d’entrer en rapport immédiat avec la divinité. Elle implique la foi en un dieu qui se fait homme, qui sert d’intermédiaire entre Dieu et l’homme, et qui devient ainsi le sauveur du monde. Cette croyance, qui forme le fondement du sentiment religieux, est en contradiction avec l’esprit philosophique. L’histoire de la mythologie grecque n’est que la lutte de l’esprit rationaliste des Grecs contre les religions sémitiques. L’Hellène, ainsi que le dit M. Bérard, chassa l’inintelligible et l’inconnaissable, et, du même coup, le divin. Mais il est, suivant la belle expression de Renan, des problèmes qu’on ne peut passer sous silence sans injure pour la vérité ; quand on croit les avoir écartés, ils se dressent à nouveau devant vous. Cette double tendance d’esprit a existé de tout temps et peut se résumer dans les deux doctrines de l’évolution et de l’émanation, qui se sont partagé l’antiquité. L’une part de ce qui est pour s’élever vers l’inconnu. L’autre, prenant le problème par l’autre bout, cherche à saisir le lien qui rattache le divin à l’homme. Si l’une a pour elle l’enchaînement scientifique des faits, l’autre a pour elle les aspirations du cœur et de la conscience avec lesquelles les faits sont souvent en contradiction ; elle appartient à ces choses qui ne sont pas assez certaines pour qu’on fasse profession de les enseigner, mais qui ont assez de corps pour qu’on en cause, pour qu’on en vive, pour qu’on y pense toujours.


PHILIPPE BERGER.