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— Ah ! monsieur, votre pessimisme est trop pointilleux ! On les pendrait ou on les nommerait agens des douanes, car il vaut toujours mieux convaincre ses ennemis que les supprimer. Les morts reviennent. Nous en savons quelque chose au Pérou. Depuis deux cents ans, les cadavres nous hantent, et tous les ciboires des messes dites à leur intention n’ont pas désaltéré leurs mânes. Le sang des citoyens court de lui-même au fleuve des anciens carnages. Vous pourrez trouver étrange qu’un Péruvien vous ait parlé, comme je l’ai fait, de son pays et de son gouvernement. Mais ma conviction est que notre salut ne viendra que d’un État puissant, qui plantera des garde-fous autour de nos institutions. Je n’entends pas aliéner notre indépendance : je voudrais la préserver. Le Pérou a besoin d’un conseil de famille. Que la France lui en compose un. Si l’Angleterre met le pied chez nous, elle nous asservira ; si l’Allemagne s’y hasarde, elle nous alourdira. Avec la France, nous sommes toujours sûrs de garder sauves notre intelligence et notre liberté. Sur ce, monsieur, bonsoir ! Vous partez demain et je compte que vous me ferez l’honneur d’accepter ma compagnie jusqu’au navire.

Et avant même que j’eusse rien trouvé à lui répondre, mon ex-ministre s’était levé, m’avait embrassé, et j’entendais craquer ses bottines dans l’escalier de l’hôtel.

Le lendemain, en effet, je quittais Iquique et mettais le cap sur Antofogasta. Mon Péruvien m’accompagna jusqu’au petit môle de bois où les barques s’entre-choquaient furieusement. Et comme j’allais démarrer, l’amusant personnage me cria :

— Surtout n’oubliez pas notre entretien d’hier !

J’eus le plaisir, en abordant le paquebot, de constater qu’il n’était point encombré de voyageurs. Le vaisseau s’éloigna ; la houle était forte, et Iquique, qui reculait derrière nous, m’apparut avec sa ceinture d’écume, ses toits noircis, ses hauts tuyaux, comme une énorme officine adossée à la montagne et baignée par un océan plus changeant que celui des sables.


II

Je descendis à Antofogasta, où je devais rejoindre le directeur des mines de Huanchaca, M. Leiton, et le suivre en Bolivie. De son côté notre excellent compatriote, M. Vattier, président de la même société de Huanchaca, m’avait télégraphié son arrivée. Mais dès le lendemain de son débarquement, il fut pris de l’influenza, et notre départ pour les Hauts Plateaux retardé de jour en jour. Bref, je passai plus de quinze jours dans cette petite ville de sable, où je ne comptais séjourner que