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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/421

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quarante-huit heures, et rien ne se réalisa de ce que nous avions projeté. Je ne voyageai point en compagnie de Vattier ; M. Leiton ne quitta Antofogasta qu’après moi ; en revanche j’entrai en Bolivie au moment exceptionnel du carnaval ; et, si, pour l’aller, je ne connus pas les avantages d’un train spécial et quasi présidentiel, je n’en fis pas moins le plus agréable voyage et avec les plus charmans compagnons.

Le hasard avait réuni à Antofogasta plusieurs personnes qui se trouvaient dans mon cas. Elles désiraient toutes partir pour la Bolivie, et des circonstances imprévues les retenaient sur ce rivage, où elles s’ennuyaient à périr. L’un, M. Costa, un Corse, ancien officier, aujourd’hui ingénieur, retournait à Sucre avec toute sa famille, mais la maladie d’un de ses enfans l’avait cloué à l’hôtel. Son neveu, M. Philippi, attaché à la compagnie de Huanchaca, et M. Ribeira Dennera, colonel bolivien, un vrai, celui-là, qui avait eu l’honneur d’être proscrit pour son libéralisme, attendaient pour se mettre en marche que M. Leiton, patron du premier et cousin du second, s’ébranlât. M. Leiton attendait que M. Vattier se rétablît, M. Vattier attendait qu’on lui coupât sa fièvre, et j’attendais ces messieurs. Remarquez bien que le colonel, Philippi, Leiton et moi, chacun de nous, pouvait aller de l’avant sans faire tort aux autres. Mais l’Amérique du Sud est le pays du monde où l’on s’attend le plus volontiers. Il semble qu’on ait peur de se mouvoir, peur d’agir. L’indolence américaine, qui influe très vite sur le caractère des Européens, répugne au déplacement. Ce n’est point à dire qu’on craigne les voyages. Les distances n’effrayent pas : un Français recule devant dix-huit heures de chemin de fer, trois jours de route ne sont qu’une bagatelle pour un Hispano-Américain. Mais comme on sait l’itinéraire très long, on ne ménage guère le temps. Qu’est-ce qu’une quinzaine de plus ou de moins devant l’immensité des pampas ? Il suffit que sa halte lui plaise pour que le Chilien ou le Bolivien s’y attarde. Elle n’a pas même besoin de lui plaire : il suffit qu’il y soit. Là où il s’arrête, ses pieds tendent à prendre racine. Et puis il s’accommode si aisément du provisoire ! Leiton était descendu de son nid de condor depuis trois mois et s’endormait dans la chaleur d’Antofogasta. Le colonel revenait d’exil. Philippi revenait de plus loin encore, car il avait espéré filer sur l’Europe et se voyait dans la nécessité de regagner les Hauts Plateaux. Et pour mon compte, je ne m’étais jamais promis de faire une saison d’été dans un hôtel des tropiques. Mais une mystérieuse inertie, supérieure à nos volontés, nous engourdissait, nous paralysait ; et, tout en maugréant contre la longueur des après-midi, leur inutilité, l’ennui mortel de la ville et la saleté des