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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/437

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de la pauvreté, c’est, pour le passant écœuré des rapacités ambiantes, plus qu’un homme, une oasis.


Jeudi soir.

Je rencontre ce matin un jeune Français établi depuis quelques années à Antofogasta. Il me paraît préoccupé et triste.

— Qu’avez-vous ? lui dis-je.

— J’ai que ma maîtresse n’entre pas encore en convalescence.

— Est-elle gravement malade ?

— L’influenza.

— Et depuis quand ?

— Depuis le soir de nos fiançailles.

— Vous êtes fiancé ?

— Oui et non : non, comme vous l’entendez, oui, comme nous le comprenons ici. Enfin, je n’ai pas de chance. Le soir même où nous étions tombés d’accord de nous appartenir, au milieu du repas, dans les bras de sa mère, elle se sent prise de fièvre, et voilà quinze jours que cela dure. Et j’en suis réduit à aller lui tâter le pouls tous les après-midi !

— Je compatis à votre ennui ; mais, dites-moi, que signifient ces fiançailles, ce banquet, ce jour convenu ?

— C’est juste : vous ignorez nos coutumes. En deux mots, voici mon histoire qui est celle de tous les jeunes gens de la côte. Vous admettrez aisément que nous ne puissions ni vivre seuls dans cette affreuse ville, ni manger toujours aux mauvais restaurans des hôtels, ni passer nos soirées à lire les annonces du journal. Quant aux plaisirs qui nous sont offerts, ils sont souvent dangereux, très monotones et coûtent horriblement cher. On n’imagine pas ce qu’il faut dépenser ici pour s’amuser mal. Je résolus de me mettre en ménage. Mais épouser une Chilienne, c’est s’interdire tout espoir de retour au pays. Les torches nuptiales, comme dit l’autre, incendient nos derniers vaisseaux. Moi, je mijote le projet de revoir la France et d’y terminer mes jours. Et je ne conduirai jamais devant le maire qu’une Française. On est patriote ou on ne l’est pas ! Mais en amour libre on peut se permettre un peu de cosmopolitisme. Donc, ma décision prise de m’adjoindre une compagne, j’arrêtai mon choix sur une brave jeune fille, dont les sœurs mariées avaient quitté Antofogasta, et qui vivait seule avec sa mère. Je l’avais rencontrée dans une maison d’amis, et, un soir, je lui dis : « M’est avis, señorita, que nos caractères ne s’opposent point à ce que nous habitions sous le même toit. — Vous voulez m’épouser ? — Non, mais… — Bon, me répondit-elle, j’y réfléchirai. » Le lendemain : « Eh bien, lui dis-je, avez-vous réfléchi ? — Oui, je crois que nous nous entendons,