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qu’elle ait soulevé quelques protestations : car le public n’aime point qu’une main violente remue sans ménagemens la fange du cœur et des sens. Et M. Sudermann a voulu le faire ; et il a réussi à ramener à des traits généraux la « lutte éternelle » dont parle le poète ; cette lutte qui se livre « en tout temps, en tout lieu »


Entre la bonté d’Homme et la ruse de Femme


(bien qu’ici le mot bonté convienne peu) ; cette lutte dont les péripéties alimentent presque toute la littérature dramatique et romanesque, — mais atténuées, embellies, adoucies par l’art des poètes. M. Sudermann a déchiré les voiles. Cela peut déplaire, mais c’est courageux.

Cependant la reine se retire, en livrant le peintre au maréchal. Celui-ci provoque celui-là. Un duel ? Non pas. Le peintre, ici, montre quelque bon sens et de la force d’âme. Il refuse de se battre : « Chacun de nous deux a son art, dit-il : vous maniez l’épée, moi la palette. » Pourquoi ferait-il le jeu de son adversaire en se défendant avec une arme qu’il ne connaît pas :

— Alors, pourquoi portez-vous une épée ?

— Parce que cela me plaît.

— Vous êtes un lâche !

— Vous… un héros !

Qu’on le tue si l’on veut, il ne fera pas un geste pour donner au meurtre dont il va être victime l’apparence d’un combat. Cependant son adversaire, en se fâchant, devient fort beau ; si beau que l’artiste ne résiste pas à la tentation de lui demander à faire son portrait avant de mourir. Quelque irrité que soit un homme, une telle proposition le flatte toujours : le maréchal est moins pressé d’expédier son rival, avec lequel il entame une brève discussion sur la réalité des faits et sur celle des images. C’est ainsi que, de fil en aiguille, ils en reviennent à discuter leur situation respective :


LE MARECHAL. — Les plaisanteries ne vous serviront à rien. Mais je prendrais volontiers bonne opinion de vous, car celui qui plaisante en face de la mort, a pris la vie au sérieux.
LE PEINTRE. — Certainement.
LE MARECHAL. — Vous me faites de la peine.
LE PEINTRE. — Il n’y a pas de quoi.
LE MARECHAL. — Et pourquoi ne pouviez-vous pas vous taire ? Comment avez-vous osé, contre la raison et les mœurs, vous hausser jusqu’à votre reine. Est-ce que rien ne vous dit que c’est un crime ?
LE PEINTRE. — Vous appelez cela un crime ; moi, je l’appelle une ânerie…
LE MARECHAL. — Vous ne l’aimiez pas, et pareil à un faune, vous étiez prêt à vous jeter sur elle. (Il le saisit.) Mais moi, je l’aime, — donc vous devez mourir.