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LE PEINTRE. — Excusez-moi, si je m’étonne de votre logique. Je suis fort honoré de savoir que vous l’aimez, et vous m’avez déjà dit plusieurs fois que je dois mourir ; mais que ces deux faits s’enchaînent, ce n’est que du caprice. Et voyez : que vous l’aimiez, cela est bienséant. Le contraire, — selon lot lois et coutumes de la cour, — serait contre nature. Mais une autre question me paraît plus importante : Vous aime-t-elle ? Et maintenant, je veux vous dire quelque chose : en souriant, avec de doux regards, éperdus de désir, on vous a promis tout le paradis, et l’on domptait ainsi votre violence. Mais quand il s’agissait de tenir ses promesses, on s’enveloppait alors dans l’excuse de l’innocence. C’est bien ainsi, n’est-ce pas, que cela se passait ? Vous vous taisez, car vous avez honte du jeu. — Pardonnez-moi, Seigneur, de toucher à des blessures.
LE MARECHAL. — On dirait que vous avez des espions derrière les portes.
LE PEINTRE. — Des espions, pour quoi faire ? C’est l’ancienne coutume d’Eve, que je connais aussi, monsieur le maréchal. Mais ce qui se cache, là derrière, si c’est vraiment de l’amour, pour vous, pour moi, on ne saurait le dire. Si je survivais au combat, il est probable qu’elle m’aimerait. Mais, comme il est écrit dans les étoiles que dans ce duel ridicule vous serez le vainqueur, ce sera vous, monsieur le maréchal, qu’elle aimera. Telle est la loi, partout où la gloire de la femme gouverne le monde, — ainsi que nous l’apprend l’histoire naturelle.


Est-il nécessaire de dire maintenant ce qui va se passer, et ne voyez-vous pas que nous approchons d’un dénouement renouvelé de celui du Demi-Monde ? Les deux rivaux se font compères. Ils feignent de se battre, et le maréchal fait le mort : ce qui lui permet de constater que son adversaire ne se trompait point. La reine, humiliée d’être connue, renverra le maréchal au camp et le peintre à tous les diables ; et ils s’en iront bras dessus bras dessous « dans l’espace en fleurs, pour travailler dans la joie et pour combattre ! »

Et maintenant, où est « l’éternel masculin » ?

Pour ma part, je le trouve surtout dans la jobarderie des deux hommes, victimes ensemble d’une coquette médiocre, quoique couronnée. Cette jobarderie a de tout temps fourni aux poètes un thème séduisant : les uns la poussent au tragique, comme Alfred de Vigny dans la Colère de Samson, d’autres — comme M. Sudermann dans son dernier « acte » — en accentuent les traits ridicules et tâchent d’en rire. Mais c’est toujours la même chose. L’homme apparaît comme une innocente victime de ses désirs, excité par les ruses de la fatale Dalila. Il n’a point de méchanceté ; il a peu de défense :


Plus fort il sera né, mieux il sera vaincu.


Dupe éternelle, il prend son parti d’être dupe — jusqu’au jour où il réagit selon son tempérament — contre l’ennemie qui


… Se fait aimer sans aimer elle-même.