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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/596

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tion naturelle, là où se trament les élémens militaires ; la force marche vers le danger. Non que le transfert soit immédiat ; il oscille au contraire par lentes librations, et c’est d’abord Vladimir qui l’emporte avant que Moscou plus forte ait attiré sur elle la souveraineté. Les phases de cet établissement sont, entre les principautés russes, celles d’une rivalité tragique : guerres, trahisons, surprises, assassinats deviennent les moyens de la politique ; à bout de traîtrises, les princes vont à la Horde chercher des juges ; ils y trouvent des bourreaux. Jean Kalita, Jean l’Escarcelle, premier souverain vraiment moscovite et pour son caractère droit, simple, pratique, et pour le rôle que les événemens lui attribuent, bénéficie enfin de la prépondérance acquise par Moscou. Les prédictions du métropolite Pierre le persuadent d’ériger dans la ville un temple de pierre ; ce temple, asile double, logera la chaire métropolitaine et sera aussi le refuge du pouvoir. Jean Kalita, qui écoute ce conseil, décide par-là de tout son règne. Tver, humiliée, perd sa grosse cloche qu’on apporte à Moscou ; l’Ouspiensky sobor s’élève dans le Kreml ; l’ère moscovite s’ouvre dans l’histoire.

C’est alors seulement, après ce commencement d’une unification russe, que la Moscovie pourra s’assembler contre l’ennemi extérieur, qu’ensanglantée, brûlée et ravagée, mais provoquée à vivre par la mort même, elle va croître sous la sélection de guerres atroces et continues. Avec quelle lenteur se fait cette montée d’un peuple qui prétend à vivre et qui se lève pour combattre hors des sillons de la terre comme dans cette fable ancienne des guerriers de Gadinus, qui n’est pas une fable, mais la loi précaire de toute humanité, comment il dégage peu à peu son énergie du chaos naturel et prend conscience de soi, c’est ce que racontent ces annales moscovites, les plus sombres qui soient dans la littérature du monde. Ainsi, sous le seul règne de Dmitri Donskoï, la victoire de Koulikovo, par laquelle le prince défait Mamaï et gagne son surnom de Donskoï, semble une délivrance définitive ; mais Toktamych, entrant par surprise dans Moscou maintenant garnie d’une enceinte de pierre, y pille, y massacre, et s’en va, laissant derrière lui 25 000 cadavres. La ville phénix renaît une fois de plus et ne se souvient que de Koulikovo. Suivant l’usage ancien, — car la plupart de ses églises sont votives, et si la ville est aujourd’hui si sainte, c’est de toute l’horreur du passé, — Moscou doit s’enrichir d’un monument nouveau. Dmitri élève, en mémoire de sa bataille, le temple de la Nativité de la Vierge. Ainsi le flux et le reflux se succèdent sans que cette mer se calme, et des masses humaines s’exterminent dont il ne reste rien qu’un signe de croix.