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dron de uhlans qui va former l’escorte. Une musique joue la rencontre, puis l’hymne populaire.

« Zdorovo, oulany[1] ! » dit l’Empereur ; ses soldats lui répondent, et c’est fini ; les voitures roulent vers Pétrovsky, l’éclatante cavalerie disparaît dans une tempête de boue. Le commandant de la place russe est entré au poste de Moscou.

Tandis que le cortège s’éloigne, la foule se dissipe et suit par la ville l’itinéraire même que suivra le souverain lors de son entrée solennelle. Au-delà des portes triomphales, — souvenir de 1812, l’arc de triomphe n’est-il pas un souvenir de 1805 et de 1807 ? — la chaussée de Pétersbourg se prolonge directement par la rue de Tver, laquelle s’appelle d’abord Iamskaïa ; là vivaient et se louaient les courriers dont les caissons (iamstchiks), montés sur les roues d’une voiture ou les patins d’un traîneau, voyageaient d’une capitale à l’autre. C’est une large avenue, où des décorations pareilles appliquées à des maisons semblables font au total une longue perspective tricolore fuyant vers le centre de la ville ; le feuillage naissant des arbres qui bordent les trottoirs ajoute une légère touche verte à ces tons éclatans.

La rue de Tver perce tout droit jusqu’au saillant du Kremlin ; elle est ainsi, suivant qu’on se plaît aux comparaisons de la géométrie ou de la biologie, soit un rai de la roue moscovite, soit la veine qui rassemble en ces jours-ci toute la vie sociale et la fait refluer vers le cœur politique.

Pour comparer deux faits assez incommensurables entre eux, mais que les événemens ont rapprochés, l’entrée de l’Empereur à Moscou et son entrée à Paris, on peut dire que la rue Çadovaïa, jetée tout autour du Zemlianyi Gorod, rappelle le cordon de nos boulevards extérieurs et de nos grandes avenues, et, qu’au dedans de cette première ceinture, à Moscou comme à Paris, une ligne de boulevards trace un second cercle plus restreint. Pourtant la rue de Tver ressemble moins aux Champs-Elysées qu’à telle route départementale traversant un bourg de Bretagne ou de Normandie. Des maisons basses aux vastes fenêtres sans contrevens et sans rideaux, des traktirs, des échoppes et des boutiques, des chapelles, se pressent les uns aux autres dans une confusion triste ; seuls, le club anglais, fondé au commencement du siècle par le comte Razoumovsky, puis l’important palais du gouverneur général, devant lequel une foule curieuse stationne en ce moment, témoignent d’une vie plus aristocratique ou plus confortable.

Je ne sais qui, oubliant pour un instant le Kremlin, disait

  1. « Bonjour, uhlans ! » Tout chef russe s’approchant d’une troupe russe doit — zdorovatsia — s’abonjourer avec elle.