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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/608

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de Sans-Souci, il a vu à la fin du siècle dernier les fêtes fastueuses du comte Alexis Orlof, amiral de la flotte russe, le héros de Tchesmen ; acheté ensuite par l’empereur Nicolas, accru d’une large bande de terrain que le prince Galitzine offrait gracieusement au souverain, il ne sert plus aujourd’hui qu’à cette retraite de quelques jours, par laquelle Leurs Majestés se recueillent avant le sacre et la communion.

Dans la ville qui se repose et qui attend, les cérémonies préparatoires suivent paisiblement leur cours. La proclamation du couronnement est une solennité du moyen âge qui s’adresse spécialement au peuple : un cortège militaire va par les rues, s’arrête aux carrefours et s’y range dans un ordre prescrit, symétrique ; les hérauts au splendide costume d’autrefois lèvent leurs masses d’armes, signal de se découvrir ; les trompes pavoisées de l’écusson impérial sonnent un appel ; un secrétaire du Sénat lit le manifeste, dont on distribue ensuite des exemplaires imprimés en caractères d’or, encadrés d’un émail byzantin. Ces feuillets précieux, car ils sont artistiques, tombent dans la foule brutale qui se les dispute et qui les lacère.

Les insignes impériaux sont conservés au Palais des Armes ; il faut, avant le grand rite, les transférer au palais du Kremlin et les ranger au pied même du trône : c’est l’objet d’une cérémonie particulière. Une file de hauts dignitaires, escortée par des grenadiers du palais, emporte d’abord l’Epée, puis l’Etendard de l’Empire, le Sceau, le Manteau, le Globe, le Sceptre, la Couronne. Des fourriers de la chambre sur le perron de la place des Boyars, le maréchal de la cour dans la salle Vladimir, le grand maréchal dans la salle du Trône les attendent et les reçoivent.

Il faut se garder de croire que ces insignes n’aient qu’une valeur de symbole ; ils ont aussi un sens historique. Les premières régales, car tel est ici le nom latin de ces attributs régaux, venaient de Constantinople, comme la foi chrétienne, comme l’usage du couronnement, comme les cérémonies et l’étiquette de la cour de Kief, comme tout ce que la Russie primitive possédait de culture et de civilisation. Longtemps cette jeune royauté chrétienne avait sollicité de Byzance les signes sacrés ; et Vladimir Ier, le Clovis russe, n’avait cessé d’en réclamer pour lui l’investiture et la propriété ; ce néophyte réfléchi savait conformer sa conscience à sa politique. Les Grecs lui répondaient : « Ce sont les œuvres des anges, uniquement destinées au trône de Byzance ; les livrer serait sacrilège… » À la fin Vladimir II Monomaque, le seul combattant, le soldat de Dieu par excellence, obtint d’Alexis Comnène les emblèmes miraculeux. Dès lors, par une libration fatale, pareille