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grand paresseux, mais un paresseux de génie. Et il n’est pas de ces hommes qu’on peut s’en tenir à admirer, on s’éprend de lui tout de suite et pour toujours inévitablement. Vous comptez vous rendre à Washington. C’est là qu’il demeure. Voyez-le.

Malgré un avertissement qui aurait pu me faire craindre pour mon repos, je consentis à emporter l’exemplaire qu’il m’offrait de ces South Sea Idyls, dont l’un des hommes les plus raffinés, les plus difficiles, les moins susceptibles d’engouement que je connaisse, disait ainsi du bien sans réserve, avec une chaleur inaccoutumée.

Et ce prologue n’est peut-être pas inutile, car jamais je n’ai pu relire, — combien de fois depuis les ai-je relues ! — les impressions écrites de Charles Stoddard sans que les impressions colorées de John La Farge aient surgi aussitôt devant moi, celles-ci étant à celles-là comme l’accompagnement complémentaire d’une musique enchanteresse. Lequel est le plus peintre des deux ? Je serais bien embarrassée de le dire.


II

Il suffit d’avoir parcouru dix pages des Idylles pour se rendre compte que Stoddard et Loti n’ont rien emprunté l’un à l’autre. Entre eux, la ressemblance consiste à être amoureux des mêmes latitudes, et encore ces deux amours sont-ils de nature différente ; chez Loti, qui aima beaucoup ailleurs, c’est une passade : « Charmant pays quand on a vingt ans ; on s’en lasse vite, et le mieux est peut-être de ne pas y revenir à trente… » Mais pour Stoddard, c’est la tendresse unique de toute la vie, le bonheur pressenti, regretté, poursuivi de nouveau, l’image tentatrice qui hanta les pénitens et les saints jusque dans leur pieuse retraite. Les impressions de ces deux hommes, malgré quelques analogies de surface, diffèrent tellement quant au fond qu’en les écoutant on se dit : — Les choses n’existent que par le sentiment de celui qui les regarde ; il n’y a en elles que ce que nous y mettons.

Tandis que le Français s’oublie dans les bosquets cythéréens de Papeete, l’Américain s’en va plus loin, toujours plus loin, cherchant les sanctuaires cachés de la nature, le cœur secret de la montagne, telle cascade mystérieuse qui, sans bruit, descend du sein d’un nuage et glisse, par-dessus des coussins de mousse, comme un rayon de lune dans un rêve… « Jamais vous ne trouverez cette sorte de cascade près des chemins frayés… Personne ne peut vous l’indiquer exactement. Il faut que vous la cherchiez vous-même, que vous prêtiez l’oreille à sa voix, le plus souvent sans rien entendre, jusqu’à ce que, soudain, vous tombiez dessus