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à l’improviste ; oui, elle est là dans toute sa longueur, frémissante et diamantée, joyau suspendu sur le sein d’une haute falaise, seule chaîne visible qui relie la terre au ciel. » — Il ne s’en tient pas à une croisière dans la mer de corail, il va pocher des perles dans l’archipel dangereux ; et toutes les petites îles qu’on aborde en pirogue reçoivent ses visites empressées. Partout il fuit les hommes de sa couleur, sentant bien qu’il est né sauvage, qu’une étrange méprise de la destinée a seule pu lui donner pour patrie le pays de l’activité industrielle et des affaires.

De son côté, Pierre Loti nous dit bien que le charme de Tahiti n’est pas dans la demi-civilisation toute sensuelle d’une ville colonisée, ni même dans l’éternel printemps de fleurs et de jeunes femmes auquel il fut si sensible ; que ce charme réside au bord des plages de corail, devant l’immense océan désert ; mais presque jamais en somme il ne nous conduit là. S’il passe quelques jours dans une région écartée, il en a comme un peu d’étonnement, il avoue que son cœur se serre dans cette solitude de Robinson. Stoddard, au contraire, y est beaucoup plus à l’aise que partout ailleurs ; il ne lui faut que quarante-huit heures pour désapprendre l’usage de la fourchette et trouver qu’aucune manière d’accommoder le poulet ne vaut la cuisson sous la cendre avec une belle feuille succulente qui enveloppe et protège le rôti.

Il n’a rien d’un brillant officier de marine, ce sauvage par vocation. Lisez plutôt ses (impressions, sympathiques du reste, (ce n’est pas la sympathie qui lui fait jamais défaut) sur les officiers du Chevert, un bâtiment de l’État qui le conduisit une fois à Tahiti… Leur élégance, leur volubilité de paroles, la consommation qu’ils font de cigarettes et de bon vin, cette discipline, surtout, cet ordre qui est, à les en croire, la première loi de France, tout le confond.

Ni officier de marine, ni romancier, car sa paresse l’empocherait d’écrire rien qui fût de longue haleine, aucune histoire avec un commencement, un milieu et une fin ; il vagabonde tout simplement à travers ses souvenirs jetés au hasard sur le papier, et, presque sans tourner la page, il passe tout naturellement du ton familier au lyrisme. Là où Pierre Loti s’est, dans un rêve fugitif, enivré de tristesse et de volupté, il a réalisé, lui, un rêve innocent et bien ancien, celui qui l’a toujours poussé vers la vie primitive et élémentaire. Le pessimisme sensuel ou autre lui est inconnu ; ce qui domine chez cet être simple, c’est la joie de vivre et l’humour dans ses modes les plus rares, les plus délicats, mais aussi les plus francs. Il a un égal besoin de far niente et d’indépendance, l’horreur de toute convention ; avec cela une soif inextinguible de tendresse qui lui fait, comme il dit,