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coco, des citrons, des ignames qui ne croissent pourtant que bien loin de là ! Et la désolation se peint sur les visages parce qu’on est persuadé qu’il va mourir de faim. Il faudrait manger à toute heure pour satisfaire cette exigeante hospitalité. Dans l’intervalle, ce sont des promenades sans fin en canot sur mer ou sur la rivière, des bains dans les eaux douces ou salées, des visites aux bois d’orangers qui succèdent à de vastes étendues de goyaviers, et la chasse aux chèvres, et ces heures de paresse, les plus délicieuses peut-être, où il reste des heures couché à regarder un banc de sable sur lequel un pavot sauvage salue sans relâche le vent. « Ce pavot me semblait être le type même de la vie dans cette vallée tranquille. Vivre pour occuper un tout petit espace, fleurir, mourir et puis l’oubli ! »

Mais peu à peu, la peur le prend de céder à l’espèce d’enchantement qui l’enlace de plus en plus ; la même disposition aventureuse qui l’a poussé à rompre avec la vie civilisée pour se jeter dans cette solitude lui fait de nouveau désirer le retour vers ce qu’il a fui. Ses parens le rappellent. Bref, il se procure un canot et décide deux rameurs indigènes à l’enlever en secret. Car le courage lui manque pour faire part de sa décision à Kana-Ana. Celui-ci, d’ailleurs, paraît la pressentir avec l’instinct contenu des animaux fidèles. Il ne le quitte plus d’un pas. Afin d’éviter des adieux déchirans, l’ingrat s’embarque à l’aube tandis que son ami dort. Mais à peine est-il en mer qu’il entend à travers le rugissement des eaux un cri de véritable agonie. Il reconnaît la voix. C’est Kana-Ana qui s’élance follement. Il a tout découvert, il court, se précipite à la nage répétant un seul nom dans sa lutte violente contre la mer qui le repousse. Eperdu, le fugitif presse les rameurs, car il sent que, s’il se laisse rattraper, jamais plus il ne s’échappera. « Au fond du cœur, j’aurais voulu que les pagaies pussent se briser ou le canot se fendre ; et cependant, je les pressais toujours, et eux, stupides, me prenaient au mot. Bientôt nous tournâmes le cap, ce point embrumé que je regardais le matin par le trou qui représente la fenêtre de la case… Là nous perdions de vue cet abri de roseaux et tout un passé trop court ; mais ce n’était rien encore, nous perdions de vue ce petit dieu de la mer, Kana-Ana, secouant avec désespoir l’écume de sa chevelure ; et cela, c’était perdre tout. Je ne me souciais plus de rien. J’allai droit chez moi, je redevins civilisé ou à peu près. Comme l’enfant prodigue, j’avais fini par me lever pour retourner vers mon père. Je me jetai à son cou et je lui dis : « Mon père, si j’ai péché contre le ciel et contre vous, je ne m’en repens guère. Ne tuez aucun veau gras et reprenez votre anneau ; je ne le mérite en aucune façon, car je donnerais plus pour revoir en