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ce moment mon petit compagnon, couleur de café, que pour toute chose au monde. Mon père, il déteste les affaires et je les déteste aussi. Il a été pétri du limon le plus pur et cuit au soleil du bon Dieu ; il est lui-même rayon de soleil a demi. Et, plus que personne ne l’aimera jamais en ce monde, il a aimé votre enfant prodigue. »

La seconde partie de l’histoire s’intitule : Comment j’ai converti mon cannibale.

Une fois revenu à l’existence des villes l’enfant prodigue réconcilié, songeant toujours à son ami, imagine de s’acquitter envers lui en l’initiant à la civilisation américaine. « Je pouvais, en effet, lui apprendre à s’habiller, à dire aux gens des choses aimables en les injuriant par derrière, à dormir pendant l’office, tout cela pour le bien de son âme ; mais en réalité, ce que je voulais, c’était le revoir. Il me manquait tant, lui et sa naïve habitude de montrer ses haines et ses préférences, avec sa confiance dans l’intuition pure, sa fidélité à ses amis, ses manières si différentes de ce qui a cours de l’autre côté de l’eau ! »

Kana-Ana, grâce à de puissantes influences, est donc enlevé à son innombrable famille et remis aux soins d’un capitaine qui le débarque à New-York. Hélas ! l’influence du cadre se fait aussitôt sentir. Il est cent fois moins intéressant que dans son pays natal : ce n’est plus qu’un petit noiraud à qui ses habits européens vont tout de travers. Il est mal à son aise, et ceux qui le reçoivent sont embarrassés de lui ; par exemple, quand il prend pour des dieux les figures d’Indiens en bois peint qui, le long des rues de New-York, servent d’enseignes aux marchands de tabac et s’agenouille devant elles. Dédaigneux du tub matinal, où il saute comme une truite dans une soucoupe, cet enfant du Pacifique plonge et barbote en se promenant, dans toute l’eau qu’il rencontre. Très fier, du reste d’avoir attrapé quelques mots d’anglais, comme bonjour, qu’il dit en pleine nuit, et eux, qu’il applique aux dames. Il s’efforce d’épeler, et, invariablement, quand on lui fait lire god, prononce dog, transformant ainsi Dieu en chien sans aucune cérémonie. Grand scandale dans le monde puritain qui l’entoure ! Son ami lui-même trouve fatigant le travail d’initiation qu’il s’est imposé. Il lui faut tout expliquer à Kana-Ana, sortir avec lui en veillant à ce qu’il n’oublie pas sa chemise sous son paletot, ou à ce qu’il ne la porte pas par-dessus son pantalon, l’empêcher de répondre par le gracieux salut d’Aloha (amour à toi) aux passans qui se moquent de lui, car il prend leurs gros mots pour la bienvenue du pays.

Quelque temps, il s’amuse du spectacle des rues, mais cela dure peu ; il commence à tomber dans le marasme et à réclamer